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Michel Delarche connait bien l'Argentine. C'est indéniable. Indépendamment du fait qu'il y retourne tous les ans depuis vingt ans, il n'y a qu'à lire son premier roman, Les neiges du temps pour s'en rendre compte. En plus d'être une ode à ce pays plus connu pour son football et ses tangos, l'auteur nous embarque aux côté du sous-commissaire Spagnoletto, pour une enquête peu ordinaire.

Un jour, au cours d'une de ses déambulations dans les rues de Buenos Aires, un vieil homme s'effondre dans la rue. Sur la victime, Mr Echebach, retraité d'origine allemande, on retrouve un carnet rempli d'étranges annotations. Au fil de son enquête dans le quartier où réside la victime, le sous-commissaire Spagnoletto, son presque voisin, va de surprises en surprises. Entre la découverte des différents styles architecturaux des immeubles de la ville de la période des années 30, et la recherche d'un livre disparu depuis quatre-vingt ans de Roberto Arlt, auteur de la même période et de notes mentionnant de la morphine... l'inspecteur n'est pas au bout de ses peines.

L'enquête est menée tranquillement, sur un rythme de narration un peu lent comme si le sous-commissaire Spagnoletto se mettait au diapason de la vie argentine tombée dans le gouffre économique, la faillite de l'État. Tout le monde est en attente des mesures que le nouveau président "sourire-un-mètre vingt de large" prendra pour remettre le pays à flots.

Ce qui est fort ingénieux de la part de M Delarche, c'est qu'il a découpé son enquête en différents enregistrements sur le magnéto de Spagnoletto. Ce dernier enregistre les témoins qu'il interroge puis ses propres réflexions sur l'enquête ou sur sa vie personnelle. Et à chaque type de témoignage, sa police de caractère. Une idée toute simple et intelligente. Il fallait y penser !

Si vous ne connaissez rien de l'esprit des Argentins, vous apprendrez beaucoup de choses à suivre Spagnoletto. Les neiges du temps sont aussi une belle galerie de portraits et en filigrane, c'est celui du pays que nous dresse l'auteur.

Vous avez le commissaire Diezpalos, le supérieur de Spagnoletto, obnubilé par ses chances de promotion, harcelé journellement au téléphone par sa femme. Il n'est pas bien méchant mais il n'en oublie pas ses intérêts quand il s'agit de monnayer la tranquillité du quartier auprès des commerçants. Tous les moyens sont bons pour améliorer sa carrière.

Sur les conseils de Diezpalos et pour éclaircir quelques notes sibyllines d'Echebach contenant le mot morphine, Spagnoletto prend contact avec HF, des Services secrets. Agent post-11 septembre, ce dernier voit des terroristes partout, cherche par tous les moyens à se faire remarquer par ses chefs mais surtout de ses amis du Nord, ceux de la CIA. Il parle beaucoup, prends vite le mors aux dents pour tout et n'importe quoi, mais tout cela n'est qu'un fatras d'élucubrations. C'est le moyen pour l'auteur de montrer combien l'Argentine est sous la férule des États-Unis, pour l'économie, la traque des terroristes après celle des narco-trafiquants. Eh, les priorités changent !

Mais celui que j'affectionne le plus avec Mr Echebach est bien Guerman, le vieux libraire à qui on ne la fait pas sur toute cette agitation économique et politique que connait l'Argentine. J'aime ce libraire qui fait passer des examen de littérature à un acheteur potentiel d'un de ses livres de valeur, ceux qui ont droit à une place dans sa vitrine fermée à clé. (cf l'extrait).

Guerman semble revenu de tout. Mais sous ses airs de bougon, il cache une blessure profonde. Comme beaucoup d'autres argentins, il a perdu son fils durant la dictature. Disparu sans aucune nouvelle, jugé un jour comme subversif potentiel.

Il ne faut pas oublier le personnage principal, le cher disparu de tous ceux qui l'ont connu. Avec ce vieux retraité de l'import-export d'origine allemande, M Delarche nous présente en impression inverse l'âme argentine. Car même si Mr Echebach était installé dans le pays depuis de nombreuses années, il n'en restait pas moins un étranger.

Pour discuter si calmement de football, il n'était pas devenu argentin pour deux sous. Personne ne le connaissait vraiment, mais tout le monde l'aimait bien dans le quartier.

Mr Echebach était un homme simple. Il « ne tutoyait jamais les gens, il paraissait toujours un peu sur la réserve, pour ainsi dire. En même temps, pas hautain du tout, toujours poli et attentif à ce que vous lui disiez, et même assez joyeux souvent, mais plutôt calme, disons serein. » Il ne parlait jamais de sa famille. « C'était simplement un sujet dont il ne parlait pas. »
Il avait ses habitudes, ses rituels de petit retraité qui prend le temps de regarder le temps s'écouler.

Quand on lui demandait pourquoi, Echebach expliquait qu'il voulait rester fidèle à son bistrot habituel et ne pas mélanger les genres : si l'on commence à boire du café dans les librairies, on finit par y manger des frites, ou des glaces, ou n'importe quoi d'autre qui salirait les livres.

Il s'entendait bien avec Guerman avec qui il discutait souvent le soir après une de ses promenades.

Il avait toujours cette façon un peu oblique et détournée de considérer les choses et de présenter ses réflexions, et aussi son côté à la fois méthodique et gamin, qui le rendait prodigieusement agaçant mais attendrissant tout de même.

Je pourrai continuer à vous parler de cette histoire pendant encore longtemps tant elle est riche de la vie argentine sans être saturée pour autant de détails. L'auteur a intelligemment distillé les informations sur l'enquête, les détails sur le pays pour que tout passe plaisamment. Les personnages sont tous très attachants même les énergumènes comme HF. Car l'ironie n'est jamais loin.

L'éditeur, Les petits matins, a aussi sa part dans le plaisir ressenti avec cette lecture. L'ensemble est d'une facture très sobre avec une photo de couverture qui colle bien à l'ambiance de Buenos Aires. Jusqu'au tout petit détail sur la numérotation des pages, tout est soigné. Il ne manque plus qu'un air mélancolique de bandonéon et on est sur place avec Spagnoletto.

A découvrir absolument.

Dédale

Extrait :

Tu sais, il arrive que certains de mes clients meurent avant que je ne mette la main sur un livre qu'ils m'avaient demandé. Du coup, quand par la suite je trouve leur livre, je l'achète quand même en pensant à eux, mais je n'ai plus envie de le vendre donc j'affiche dans la vitrine des prix dissuasifs et j'écris au crayon sous l'étiquette le nom du client qui n'a pas pu avoir son livre, sinon je risque de l'oublier. De temps en temps, il y a quand même un bourgeois ou un touriste cultivé qui tourne un quart d'heure autour de la vitrine et qui finit par demander à voir tel ou tel ouvrage. Alors,s i je suis d'humeur, je lui fais passer un petit examen de culture littéraire, pour vérifier qu'il mérite vraiment de posséder ce livre à la place de celui qui est mort trop tôt, et que ce n'est pas juste un caprice d'un type qui a les moyens. Mais s'il réussit l'examen, je ne lui consens pas de rabais pour autant, il faut bien compenser un peu ce que les étudiants me volent. Et s'il rate son examen, je lui raconte que quelqu'un a déjà posé une option dessus et qu'il faudrait repasser dans une semaine ou deux. Évidemment, aucun ne revient jamais.
Echebach était mon dernier « client-vitrine » pour cette édition originale de Roberto Arlt que tu vois sur le rayon du milieu ; et maintenant qu'il est mort, je ne sais pas trop ce que je vais en faire, parce que même les riches cultivés n'aiment pas trop Arlt, il est trop confus politiquement, trop brouillon dans son style, trop autodidacte, pas assez « littéraire ». Ah, si j'avais de quoi remplir cette vitrine avec ces éditions originales de Borges, je ferais fortune en six mois !


Éditions Les petits matins - 380 pages