Par où commencer ? Ce roman-choral se prend par tous les bouts, dans tous les sens, mais il ne se raconte certainement pas. Vingt-six histoires. Des gens ordinaires ? Pas tout à fait non. Crédibles, humains, disparates, mais pas tout à fait ordinaires. Des personnages dans le sens le plus complet du terme.

Impossible à raconter donc, cette brique de près de 700 pages qui perfore l'insupportable moiteur de l'été montréalais (pour ceux qui pensent encore que le Québec est un endroit où il fait toujours froid !). Mais possible de dire ce que j'en ai pensé.

Séduite, d'abord. Par le talent indéniable de l'auteur qu'on a connu comme poète. Un talent de portraitiste d'abord. Chacun de ces 26 personnages prend sa vie propre, comme de la pure magie. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à Michel Tremblay et ses chroniques du Plateau-Mont-Royal. Voici les chroniques du Centre-Sud, version XXIe siècle, avec quelques tonnes de glauque en plus.

J'ai beaucoup entendu dire de ce livre qu'il était rempli de scènes dégoûtantes. Je ne le crois pas (bien qu'il soit sage d'avertir le public). Que ce soit un cadavre en putréfaction ou autre spectacle d'hémoglobines, que ce soit les scènes "pornographiques" qui se succèdent, rien de tout cela n'est facile, certes, mais ça se survit. C'est même drôle par moment (particulièrement les scènes "pornographiques" qui ont quelque chose d'assez ludiques parfois !). Je mets les guillemets à "pornographiques" justement parce que l'écriture incisive de DesRochers, la plume-scalpel, ne laisse place à aucune zone d'excitation. On n'est pas à ce niveau de regard. Le sexe ici est parfois utilitaire, souvent arme de destruction intime, parfois seulement, vraiment senti.

Dans ces considérations comme dans le reste, DesRochers scanne le réel. Cliché à vif. Des détails du quotidien. Des détails qui ne font pas chics. Et qui pourtant finissent par être poétiques.

Et le plus étonnant c'est qu'on s'attache à tout ce monde. D'un court chapitre à l'autre je n'ai pas vu le temps passé. Comme une bonne série télé, regardée en rafale, qui donne cette impression qu'on vit un peu dans la fiction. Ce qui frappe c'est l'humanisme que l'auteur injecte à des situations qui, aux yeux du commun des ours, en sont complètement dénuées. J'avoue un petit faible pour Zach le vendeur de drogues et sa copine Daphnée, la wanna-be actrice. Et pour Edward aussi dont la tragique histoire d'amour l'aura sorti de Floride pour le mener à Montréal.

Un dernier commentaire pour noter l'absence totale de jugement. C'est en lisant DesRochers que j'ai réalisé jusqu'à quel point il est rare qu'un roman soit dénué de tout jugement de l'auteur, de tout paternalisme. L'auteur ? En fait on l'oublie. Complètement. ;Jusqu'à refermer le livre et se dire que pourtant il est là. Et qu'il a su si bien inventer tout ça.

Catherine

La Recrue du mois est une initiative collective qui met en vedette le premier ouvrage d’un auteur québécois. Pour lire les autres commentaires sur ce livre vous pouvez donc vous rendre sur le site de La recrue du mois

Extrait :

Roméo n'a pas eu les moyens de payer l'embaumement ni l'exposition. Sitôt entrée à la morgue, Henriette s'était fait remiser nue au congélateur. Une thanatologue s'était chargée de faire disparaître les bijoux (boucles d'oreilles en plastique, chaînette d'argent, bracelet d'argent, bague de mariage or quatorze carats, bague de fiançailles or dix carats) et de les remiser dans une petite boîte cartonnée. Encore sous le choc du décès de sa femme, Roméo dut sélectionner le contenant de crémation dans lequel il la ferait brûler.

- Contenant de crémation ?
- Oui, c'est le terme employé, monsieur McCaan.
- Je pensais que c'était un cercueil.
- Si on met en terre, c'est le mot juste. Autrement, il s'agit d'un contenant.
- Ça vous dérange pas si j'appelle ça un cercueil ?
- Pas du tout, monsieur.
- Je vais vous prendre le moins cher…


La canicule des pauvres de Jean-Simon DesRochers - Éditions Les herbes rouges - 672 pages