Si de nombreux romans indiens comportent des personnages vivant à l'étranger (par exemple La perte en héritage de Kiran Desai ou Mariage à l'indienne de Kavita Daswani), il me semble qu'il s'agisse rarement du thème principal. Dans ce recueil de nouvelles, l'Inde n'est jamais qu'une terre lointaine où se trouvent peut-être encore quelques aînés, que l'on visite très occasionnellement. L'action ne se passe en effet qu'à l'étranger, principalement aux États-Unis d'Amérique et au Royaume-Uni.

Les six nouvelles sont toutes relativement longues, ce sont presque des mini-romans (la dernière, particulièrement développée fait environ 140 pages !). Elles mettent en scène des Indiens, tous bengalis, aux profils divers. On observe des différences se créer au fil du temps entre les générations ou entre des familles amies suivant la façon de chacune d'évoluer sur une terre étrangère. Ainsi, en deux générations, le sens d'une coutume peut se perdre :

— Pourquoi il enlève ses chaussures, Dadou ? a demandé Akash à sa mère.
— Il trouve ça plus confortable.
— Moi aussi, je veux ! a réclamé Akash en piétinant dans ses sandales.
C'était l'une des nombreuses coutumes héritées de son éducation que Rouma avait abandonnées à l'âge adulte, sans se rappeler à quel moment, ni pourquoi.

Les différentes cultures, sans être ouvertement en conflit, se disputent la prééminence à différents niveaux : saris ou pantalons, khichouri ou donuts, langue bengali ou américaine, etc.

L'auteure ne donne absolument pas l'impression de vouloir critiquer cette perte des liens avec l'Inde. Ainsi, les exemples ne sont aucunement caricaturaux, ce qui rend le livre d'autant plus intéressant. À vrai dire, outre le mariage (souvent avec un étranger pour ceux qui n'envisagent plus un mariage arrangé), la préoccupation principale des personnages est la réussite sociale, possible grâce aux études (ils ont presque tous un doctorat !).

Je suis impressionné par la capacité de l'auteure à raconter leurs histoires. La deuxième nouvelle Enfer et ciel m'a particulièrement fasciné, malgré des choix de traduction discutables de la nouvelle originale Hell-Heaven. Si le format allongé des nouvelles est plus proche de la tradition anglophone que de la tradition française, on appréciera néanmoins le fait que la plupart d'entre elles aient une chute.

Joël

Extrait :

En novembre, elle a rencontré un homme à la National Gallery. Elle était en train d'admirer Les Époux Arnolfini de Jan Van Eyck, s'attardant devant cette œuvre après le passage d'un groupe de visiteurs. On y voyait un couple se tenant par la main dans une chambre à coucher, un petit chien debout à leurs pieds, lui portant une cape violette doublée de fourrure et un grand chapeau noir, elle une robe vert émeraude qui traînait au sol comme un lourd rideau et qu'elle retenait de la main gauche sur son ventre, un voile blanc sur les cheveux, peut-être enceinte mais Soudha n'en était pas sûr. Il y avait une fenêtre derrière l'époux, avec quelques quartiers de fruit sur le rebord, abricot ou mandarine, et un miroir convexe accroché au mur réfléchissait toute la scène
— Approchez-vous, lui a dit l'inconnu soudain apparu près d'elle, et il l'a entraînée en avant afin que personne ne puisse s'interposer entre la peinture et eux. Autrement, vous ne pouvez pas bien voir.
Il s'est mis à parler du miroir, expliquant qu'il constituait le centre focal du tableau, qu'il résumait dans son cercle le sol et le plafond, la pièce et le monde extérieur, et c'est alors qu'elle s'est rendu compte qu'il reflétait non seulement le couple mais aussi deux hommes arrêtés sur le seuil, qui observaient le couple exactement comme elle le faisait maintenant.
— L'un d'eux est Van Eyck en personne, a expliqué l'inconnu. C'est ce que dit l'inscription au-dessus du miroir : Van Eyck était ici, en latin.
Il parlait à voix basse, comme s'il ne s'adressait qu'à elle, et avec le phrasé mélodieux de l'accent britannique que Soudha avait déjà commencé à reproduire sans y penser.


Sur une terre étrangère de Jhumpa Lahiri - Éditions Robert Laffont - 432 pages