Le marchand de passés n'est autre que Félix Ventura, albinos en pays d'Afrique, enfant abandonné et trouvé par un bouquiniste dans une caisse de livres. Félix exerce ce métier parce qu'il aime les histoires et qu'il s'est inventé un passé au fil du temps.

Félix dit : Je pense que ce que je fais est une forme avancée de littérature. Moi aussi je crée des intrigues, j'invente des personnages, mais au lieu de les garder prisonniers dans un livre je leur donne vie, je les jette dans la réalité.

Il offre ses services à des riches, des militaires, à toute personne voulant redorer son blason, oublier des actes peu glorieux et pouvoir briller à nouveau, donner un beau passé à ses enfants.
Mélangeant passé et présent, des bouts de vrai récolté dans des films ou la presse et des faux souvenirs, Félix invente de nouvelles vies dans un pays marqué par la décolonisation et une guerre civile sanglante.

Félix n'est pas seul dans cette histoire. Il vit entouré de la Vieille Espérance, celle qui s'occupe de sa maison. Elle est convaincue qu'elle ne mourra jamais, qu'elle est immunisée contre la mort, car elle y a déjà échappé lors d'une tuerie en 1992.

Espérance Job Sapalalo a une fine toile de rides sur le visage, les cheveux tout blancs, mais sa chair est toujours ferme, et ses gestes sont sûrs et précis. A mon avis, elle est le pilier qui soutient cette maison

Eulalio fait office de narrateur. C'est l'ami, le confident de Félix. Eulalio n'est autre qu'un gecko tigré, une des multiples réincarnation d'un homme qui cherche son passé, à retrouver ses vies antérieures dans les mots des gens qu'il croise et observe.

Un jour, un mystérieux reporter entre chez Félix et lui commande une nouvelle vie angolaise, avec les papiers officiels qui vont avec. Faisant fi des avertissements du marchand, il va se plonger corps et âme dans cette nouvelle identité. Le jour où il croise Lucia, la belle et lumineuse jeune femme dont Félix est amoureux, le reporter sombre totalement. Comment a-t-il pu croire qu'il pourrait échapper à son vrai passé quand ce dernier refait surface, quand il sort des égouts ?

Entre propos presque philosophiques du gecko, rêves plus ou moins éveillés de Félix et Eulalio, entre le vrai et le faux, les mensonges et des bouts de réalité, José Eduardo Agualusa nous interroge sur la mémoire tant individuelle que collective. Pour se construire une identité, il faut un passé, des souvenirs, des racines pour s'élever comme un arbre.

Tout cela pourrait paraître bien compliqué. On pourrait craindre de se perdre totalement dans ce labyrinthe de pensées, entre le vrai et les faux semblants. Il n'en est rien. L'auteur suit toujours son chemin et guide son lecteur au fil de mots plein de nostalgie, teintés d'une douce mélancolie qui pousse à la méditation. C'est sobre, d'une grande finesse et plein de poésie sans pourtant oublier la cruauté de la vie, de la guerre et ses conséquences sur les hommes.

Il a été difficile de choisir un extrait pour illustrer cette lecture. Il y a tant de passages remarquables. Je vous en livre un parmi d'autres et vous invite à cette découverte. Poussez la porte et entrez chez le marchand de passés.

Du même auteur : Barroco Tropical, Théorie générale de l'oubli

Dédale

Extrait :

Nous ne sommes heureux, vraiment heureux, que lorsque c'est pour toujours, mais il n'y a que les enfants qui habitent ce temps où tout dure pour toujours. J'ai été heureux pour toujours dans mon enfance, à Gabela, pendant les grandes vacances, pendant que j'essayais de construire une cabane dans les branches d'un acacia. J'ai été heureux pour toujours sur les berges d'un ruisseau, un cours d'eau tellement humble qu'il ne pouvait se payer le luxe d'avoir un nom, mais suffisamment fier pour que nous le considérions comme plus important qu'un simple ruisseau : c'était le Fleuve. Il coulait entre les champs de maïs et de manioc, et nous allions y pêcher des têtards, faire naviguer des bateaux à vapeur improvisés, et aussi, vers le soir, épier les blanchisseuses au bain. J'ai été heureux avec mon chien, Cabiri, nous avons tous deux été heureux pour toujours, à poursuivre les tourterelles et les lapins pendant de longs après-midi, à jouer à cache-cache au milieu de l'herbe haute. J'ai été heureux sur le pont du Prince Parfait, lors d'un voyage éternel entre Luanda et Lisbonne, en jetant à la mer des bouteilles contenant des message ingénus. Je remercie celui qui trouvera cette bouteille de bien vouloir m'écrire. Personne ne m'a jamais écrit. Au catéchisme, un vieux prêtre à la voix mourante et au regard fatigué a tenté, sans conviction, de m'expliquer en quoi consistait l'Éternité. Je pensais que c'était un autre nom pour les grandes vacances.


Le marchand de passés de José Eduardo Agualusa - Éditions Métailié - 134 pages