L'auteure défend dès l'introduction son choix de mettre l'accent sur des individualités plutôt que d'utiliser une démarche plus scientifique. Le résultat est que le livre est touffu, sans structure, comportant de nombreux allers-retours, des digressions, des références à des personnages qui n'ont pas encore été introduits, ce qui fait qu'il est vraiment difficile de s'y retrouver entre tous les noms. Au cœur de portraits de femmes, la prise de recul et la généralisation se fait souvent via des exemples tirés de la fiction, ce qui ne contribue pas à établir le propos sur des bases solides.

Le travail d'édition qui a conduit à cette publication aurait gagné à être mené plus sérieusement. On trouve ainsi des références qui paraîtront cryptiques aux lecteurs du futur ainsi qu'à ceux qui ne suivent pas très-attentivement l'actualité indienne, telle cette évocation d'une décision de justice : Les sexualités non monogamiques et non hétérosexuelles ont fait bien mieux que sortir du placard depuis le récent arrêté de la Haute Cour de Delhi : d'autres États de l'Union indienne suivront sans doute son exemple, jusqu'à ce que la Cour suprême promulgue une loi panindienne.. Cela eût mérité quelques éléments d'explications. Si le livre peut ainsi paraître à la pointe de l'actualité, certaines informations sont erronées ou datées. Ainsi, le portrait de l'actrice Aishwarya Rai au début de l'introduction perd de sa saveur quand on sait qu'elle s'est mariée en 2007 ; une note sur Taslima Nasreen affirme qu'elle s'est récemment installée à Paris, ce qui est exagéré vu qu'elle ne semble y être restée que quelques mois avant de retourner en Inde, où elle rencontre à nouveau des difficultés à renouveler son visa. Certains chiffres donnés sont farfelus À l'époque, en France, 130 médecins pour 1000 habitants. ou autocontradictoires : En 2005, les femmes indiennes possèdent 10% des terres. [...] Mais si la taille de leurs propriétés ne représente que les deux tiers de celles des hommes, c'est parce qu'en règle générale elles n'héritent pas, nous le savons. (si tel était le cas, les femmes devraient détenir 40% des terres et non 10%).

Il y a une autre erreur que je ne pouvais pas ne pas relever puisqu'elle concerne la mythologie indienne (pour laquelle l'auteure semble avoir aussi quelqu'inclination vu qu'elle évoque une classification des héroïnes en différents types correspondant aux déesses Lakshmi, Durga, Saraswati et Kali) : Le viol est une tradition guerrière : dans l'épopée du Ramayana, Sita est soupçonnée d'avoir été violée par Ravana qui l'avait enlevée. Rama comprend l'inquiétude de son peuple, et pour prouver l'intégrité de son épouse, il la soumet à une ordalie. L'obsession de la pureté féminine, ce réceptable de l'honneur, s'applique aux femmes de sa famille et de son lignage.. Loin de moi est l'idée de minorer la culpabilité de Rama dans cet épisode, puisque son attitude à l'égard de Sita à la fin de l'épopée est une des très rares taches qui se puissent trouver dans la vie par ailleurs irréprochable du héros. Dans mon résumé de cette épopée, l'épisode est ainsi raconté :

Rāma demande à Hanumān puis à Vibhīṣaṇa de dire à Sītā de se préparer pour se présenter devant lui richement parée. Elle déclare d'abord vouloir voir son époux avant de s'être lavée puis, devant l'insistance de Vibhīṣaṇa, elle finit par accepter pour l'amour de Rāma. C'est dans la confusion que Sītā rejoint son époux en présence de tout le monde. Rāma déclare l'avoir enfin reconquise après avoir vaincu Rāvaṇa, mais il répudie Sītā puisqu'il ne serait pas convenable qu'il la garde après qu'elle a été prisonnière de Rāvaṇa. Pour prouver sa vertu, Sītā fait dresser un bûcher et y pénètre.

Les dieux Kubera, Yama, Indra, Varuṇa, Śiva et Brahmā viennent voir Rāma. Indigné par sa conduite à l'égard de Sītā, Brahmā lui révèle qu'il est Viṣṇu Nārāyaṇa et que Sītā est Lakṣmī. Après que Brahmā a rappelé à Rāṃa les exploits passés de Viṣṇu, le Feu sort du bûcher en tenant Sītā contre lui. Il assure à Rāma qu'elle n'a aucunement péché. Rāma explique que Sītā devait se soumettre à cette épreuve du Feu pour que la rumeur ne puisse pas se moquer de leur couple. Śiva félicite Rāma et lui demande, ainsi qu'à son frère, de rendre hommage à leur père Daśaratha qui vient d'apparaître. Heureux, il dit à Rāma qu'il doit montrer sur le trône, à Lakṣmaṇa, il promet le ciel et il souhaite de Sītā qu'elle n'en veuille pas à Rāma pour l'avoir répudiée. Indra accorde une faveur à Rāma : que les singes ayant rejoint le royaume de Yama soient ressuscités. Indra l'exauce.

Rama est certes préoccupé de la vertu de son épouse, mais il ne la soumet pas à une ordalie : Sita entre de son propre chef dans le feu (l'auteure fait ainsi la même erreur que celle qu'elle attribue à certaines féministes qui considèrent qu'il est inconcevable qu'une femme puisse suivre volontairement son mari sur son bûcher funéraire, une pratique qui est devenue heureusement rarissime de nos jours). Cet épisode est un des trois coups d'éclats de Sita. Le précédent était intervenu au moment de l'exil en forêt de son mari le jour qu'il aurait dû être sacré prince héritier : elle avait réussi à obtenir de pouvoir l'accompagner dans la rude vie érémitique. Dans sa référence au Ramayana, l'auteure a semble-t-il mélangé le deuxième évoqué plus haut et un troisième, lié à la même préoccupation de la pureté des épouses. En effet, dans le septième chant du Ramayana, alors que Rama est revenu à Ayodhya, l'opinion publique tourne en ridicule ce roi qui a ramené auprès de lui une épouse qui a passé tant de temps auprès du démon Ravana. Rama cède et bannit Sita qui se réfugie auprès de l'ermite Valmiki, l'auteur légendaire du Ramayana. Bien plus tard, quand Rama viendra se faire pardonner, Sita préférera être engloutie par sa mère (La Terre) plutôt que de rejoindre son époux.

Malgré tout, le livre comporte de nombreuses références et suggestions de lectures complémentaires pour en savoir plus sur certains aspects de la vie des femmes en Inde. Un des intérêts du livre, au travers des différentes femmes évoquées, est de montrer que les droits des femmes évoluent très différemment suivant les situations particulières, notamment de religion et de caste. Il faut en effet savoir que malgré la présence de l'adjectif séculier dans la Constitution de l'Inde, les lois régissant le mariage et l'héritage varient suivant la religion. L'avancée de la cause féministe ne peut donc pas présenter un caractère uniforme et il en résulte une division des mouvements revendicatifs. De même, les hindoues de castes différentes ont eu des préoccupations différentes (ainsi au XIXe, des femmes des hautes castes ont lutté pour obtenir pour elles-mêmes le droit de s'instruire, celles des basses castes n'en ayant guère le loisir). On trouvera aussi des comparaisons avec la situation et les différentes conceptions du féminisme dans d'autres pays, comme la France.

Ce qui me gêne le plus dans ce livre, c'est le choix des personnalités mises en valeur. Si les exemples datant du XIXe siècle sont très intéressants parce qu'ils ne sont pas très connus, sauf peut-être des experts, et qu'ils montrent que cette lutte n'est pas nouvelle, le choix des femmes contemporaines ne paraît pas très cohérent avec le sous-titre du livre Deux siècles de combats féministes en Inde. Il s'agit en effet bien davantage de destins de femmes ayant eu des vies plus que mouvementées. Ainsi, je ne vois pas en quoi le chapitre XI consacré à Baby Halder (Une vie moins ordinaire, Picquier) fait partie du sujet. L'auteure ne s'intéresse d'ailleurs même pas tant aux problèmes qu'elle rencontra avant de trouver un employeur bienveillant qu'à la condescendance de classe dont les critiques auraient fait preuve à propos de son autobiographie. De même, bien qu'entrecoupé d'analyses plus générales, le récit de la vie de la Reine des bandits Phoolan Devi est passionnant et révélateur de nombreux aspects du problème (questions d'héritage, corruption, mariages arrangés, viols, etc.), mais je ne qualifierais pas le combat qu'elle mène de féministe !

Joël

Extrait :

En 1901, on comptait en Inde 972 femmes pour 1000 hommes. En 2007, selon le rapport de l'UNICEF, on n'en compte plus que 927. Ce chiffre interpelle l'État, la société civile, les médias. Son acuité varie selon les États et les milieux sociaux. Les régions du Nord-Ouest sont les plus concernées : Pandjab, Rajasthan, Haryana, Gujarat, Himachal Pradesh, Territoires de Delhi et de Chandigarh (915 filles pour 1000 garçons)... mais aussi Bihar, Uttar Pradesh et Maharashtra. En Haryana et au Pandjab, deux États agricoles particulièrement riches, les chiffres sont ples plus alarmants : 793 filles pour 1000 garçons en 2001. Dans cette ceinture fœticide, comme on l'appelle sinistrement, le contrôle du nombre et du sexe des enfants s'accomplit surtout dans les familles aisées, souvent édiquées, des classes hautes et moyennes.


Nous ne sommes pas des fleurs de Martine van Woerkens - Éditions Albin Michel - 359 pages