Le fond de l'histoire est des plus simples et pourtant l'auteur nous embarque dans un voyage captivant. Au fil des portraits qu'il dresse grâce à un sens aigu de l'observation, une maîtrise des mots et une imagination sans borne, il nous entraîne dans le port de La Havane des années 30 et sur l'océan comme si de rien n'était.

Le narrateur, personnage dont on ne connaîtra pas le nom, ancien chimiste est propriétaire de la Buena Aventura, un de ses goélettes de pêche. Depuis quelques temps, il ne peut malheureusement que constater que cette activité devient de moins en moins rentable. Elle est à peine suffisante pour payer les salaires de ses marins et du capitaine. La concurrence est rude. Beaucoup d'hommes sont marins pour subvenir à leurs besoins, pour tenter de nourrir, habiller tant bien que mal leur famille. C'est que les eaux des caraïbes tentent tous les marins du monde : des cubains, des chinois ou polonais et surtout les grands bateaux frigorifiques américains qui écument et pillent les fonds. La vie et l'océan sont durs ces temps-ci. Mais comment gagner son pain ?

A cette question, Requin, le capitaine de la Buena Aventura, bateau si bien décrit qu'il devient un personnage à part entière dans cette histoire, a une réponse toute trouvée. Si le poisson ne donne plus, autant faire de la contrebande d'alcool avec les américains touchés par les lois de prohibition. Et s'il y a danger car les risques et les sanctions sont grands, le retour sur investissement en vaut la peine. Le retour de fortune est possible. Et puis le goût de l'aventure n'a jamais effrayé Requin.

Sur cette intrigue somme toute menue, Enrique Serpa borde avec talent comme un peintre impressionniste joue de ses pinceaux et de ses couleurs. C'est extrêmement vivant, très visuel. Que ce soit pour les hallucinations d'ivrogne, les affres de la maladie dont souffre le narrateur attiré par les bas fonds de La Havane, ses prostituées revenues de tout ou bien la description de la misère noire dont souffrent les pêcheurs, le tableau de Serpa est d'un réalisme étonnant. Il ne manque plus que les sons, les odeurs, la brise du vent sur la peau, le goût de sel sur les lèvres et le lecteur serait sur place, comme un acteur de l'histoire. Cette impression est surprenante.

Certains esprits chagrins pourraient craindre de se perdre dans les descriptions de Serpa. Nulle crainte à avoir ! Elles sont si bien menées que l'on avance allègrement de mots en mots pour ne pas en manquer une. Jugez plutôt.

Pour une femme vue dans la rue, Serpa nous offre ceci :

Devant moi marchait une jeune fille vêtue de bleu, svelte et élancée comme un voilier de régate. Sous son chapeau de paille, petit et rond, resplendissait sa nuque blanche et fraîche. Entre le col de son corsage et le contour droit de sa chevelure, cette frange de chair était aussi troublante qu'un geste obscène. Elle avait des mollets fins, bien galbés, et sa croupe s'arrondissait, ferme et imposante, sous sa légère robe de mousseline.

Certains portraits de prostituées valent aussi le voyage.

Pendant que nous attendions, deux femmes arrivèrent au Chicago. L'une d'elles me heurta volontairement au passage et, tout en m'adressant un sourire mielleux pour s'excuser, me fit un clin d'oeil pour m'inviter à la suivre. Petite et grassouillette, elle n'était pas de la première jeunesse. Elle avait les cheveux noirs, le ventre proéminent, les yeux légèrement obliques et un visage sec et chevalin qui contrastait avec un corps bien en chair. On eut dit une poupée de chiffon à la bourre mal répartie. Sa croupe, opulente et perverse, se mouvait en déhanchements rythmés, invitation à la sexualité la plus sordide. Elle portait une robe d'un rouge sombre, avec une ceinture blanche, mais pas de chapeau.

Contrebande, c'est Cuba dans les années 30 naufragée par la misère et la faim, la pêche, la contrebande. On sent l'orage de la révolution de Castro gronder sourdement. Mais c'est surtout un face à face entre deux personnalités diamétralement opposée. C'est l'armateur contre le capitaine. Autant le propriétaire est veule, timoré, malade de tout ses excès divers et variés, autant Requin, le capitaine, homme de mer aguerri, est le portait type de l'aventurier sûr de lui, justicier à ses heures. Serpa le présente ainsi :

Et pourtant, Requin semblait lointain, inabordable et coupant, avec un véritable esprit de chef. Le prestige de son autorité avait le même effet que le fracas assourdissant de l'océan que l'on entend depuis une forêt. L'eau reste invisible, les arbres empêchent de la voir. Pourtant on perçoit pleinement, intégralement la présence de la mer.

Je ne vous en dis pas plus et vous laisse embarquer sur les planches de la Buena Aventura. Merci donc à Zulma pour la publication de cette merveille, considérée à juste titre et notamment par Ernest Hemmingway, comme l'un des grands romans de l'Amérique Latine. Un roman à découvrir et qui vaut vraiment le détour que l'on ait ou non le pied marin.

Dédale

Extrait :

Le patron de la Buena Ventura, quant à lui, était mon contraire absolu, au moral et au physique. il semblait avait été taillé dans un bloc de cuivre pour incarner l'image du laisser-aller. Il portait un sempiternel pantalon, jadis brun clair, qui avait maintenant une teinte indéfinissable due à l'usure, à l'eau de mer et aux plaques de graisse dont il était couvert, en particulier à la hauteur des cuisses, là où son propriétaire s'essuyait habituellement les mains. Sa vareuse était toute rapiécée et grossièrement recousue avec du chanvre ou du fil de pêche fin. Ses espadrilles, quand elles n'étaient pas déchirées au talon, commençaient à se découdre à la pointe. C'était le dernier de ses soucis, parce qu'à bord il allait toujours pieds nus et le pantalon retroussé jusqu'aux genoux. Il était craint et respecté, y compris par les marins les plus redoutables des autres bateaux. Grand et maigre, il avait de solides poings de boxeur poids lourd, le visage anguleux, les lèvres fines et serrées, et des yeux implacables dont le dur éclat métallique inspirait parfois une inquiétude proche de la peur. Sa démarche évoquait la souplesse des chats, par contraste avec l'allure des autres marins, lourde et pataude. Il n'avait pas, comme les autres, les épaules penchées vers l'avant et il n'écartait pas les jambes pour maintenir son équilibre. Il était rapide dans ses décisions et gardait en toutes circonstances sa sérénité habituelle, y compris dans ses accès de colère. Son intrépidité et un rostre d'espadon, taillé en forme de poignard et violemment plongé dans le coeur d'autres hommes, lui avait ouvert à deux reprise les portes de la prison. la première fois, le tribunal, convaincu par un avocat aux accointances politiques efficaces, décréta une légitime défense partielle et le condamna à un peu plus de deux ans de réclusion. Mais quand, peu après avoir recouvré la liberté, il fut à nouveau pris dans les mailles du Code pénal, les magistrats, intraitables, lui imposèrent la sanction réservée aux homicides sans circonstances atténuantes.


Contrebande de Enrique Serpa - Éditions Zulma - 327 pages