Bonjour Laurent Graff, et tout d'abord merci d'avoir accepté de répondre à cette interview tant vous fuyez habituellement ce type d'exercice. Mais venons-en à ce qui compte, vos écrits : dans la plupart de vos romans vos personnages sont des anti-héros. Laurent Graff © Le Dilettante
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En préambule de La Vie sur Mars vous les qualifiez de « héros de la vie ordinaire ». Ils sont souvent lâches, voire carrément antipathiques. Il y a-t-il un plaisir particulier à décrire la médiocrité ?

Il n’y a pas de lâcheté à fuir ce monde et ce qu’il exige de nous. Mes personnages sont des anti-héros de par leur positionnement, leur non-engagement. Il n’y a chez eux aucune révolte apparente, ils ne se livrent à aucune lutte visible, ils n’adhèrent à aucun mouvement perceptible. Ils déclinent discrètement toute participation, se réfugient dans des bordures.
À choisir, je préférerais décrire autre chose que la « médiocrité ». Malheureusement, la grandeur et la beauté sont rares. Je dresse un état de fait, en regard du double constat de notre petitesse et de notre condition de mortels. Que faisons-nous de l’existence sachant que nous sommes petits et périssables ? Hélas, pas grand chose ! Pourtant, la matière est là !

Il y a aussi chez vos personnages une certaine fascination pour l'ennui, l'absence d'envie, la passivité, ce qui semble a priori totalement anti-romanesque. Pensez-vous que ces thèmes ne soient pas suffisamment exploités en littérature ?

« L’ennui, l’absence d’envie, la passivité » sont avant tout le résultat d’un refus – refus du monde. Effectivement, ce sont des attitudes qui peuvent paraître anti-romanesques. Qu’ai-je entendu ? « Anti » ! L’anti-romanesque ne traduirait-il pas, au sein même du roman, ce refus, ce décalage ? Possible.
Je ne prête pas de valeur négative à l’ennui, l’absence d’envie ou la passivité. Au contraire. Ce sont des formes de vie riches, qui débouchent sur la poésie, la spiritualité, le merveilleux…

Vous semblez ainsi prendre un malin plaisir à déstabiliser le lecteur ; à l'emmener sur des chemins inconfortables. Pensez vous au lecteur quand vous écrivez ?

Bien sûr, je pense au lecteur, je ne fais que ça : c’est ma cible. Je cherche à l’atteindre, à le bousculer, et pourquoi pas, à le convertir.

Le convertir ? À quoi ?

Selon toute vraisemblanceA une forme de subversion passive et silencieuse. A un abstentionnisme généralisé. A une mutinerie calme et pacifique, qui n’emprunte pas aux traditionnels mouvements de contestation ou de révolte. Mes personnages sont, mine de rien, de grands rebelles, qui ne font pas de vagues. Ils s’assoient sur un banc en marge du chemin, manifestant ainsi leur retrait. Imaginons que le monde soit peuplé de gens qui n’en font pas partie, qui sont ailleurs…

Si vos personnages sont des anti-héros, ils n'en ont pas moins des rêves et des espérances. Or dans votre dernier recueil de nouvelles, Selon toute vraisemblance, certains de vos héros n'osent même plus espérer. Sont-il réellement dans la résignation, l'acceptation ?

Encore une fois, cette résignation n’est qu’apparence et, surtout, n’est en aucun cas négative. Mes personnages espèrent toujours ; leurs regards se portent vers le ciel, vers l’horizon, vers l’envers du décor.
J’ai fondamentalement une haute opinion de l’homme. Qui, malheureusement, se heurte constamment au spectacle de sa bassesse. L’homme est une créature exceptionnelle, capable du meilleur mais faisant le plus souvent le pire. Prenons un seul exemple : l’amour – l’amour universel. Au secours !

« On ne fait pas assez la distinction entre la vie que l'on mène et la vie que l'on porte » déclare un des protagonistes de Selon toute vraisemblance. La seconde vous paraît-elle si différente de la première ?

La vie que l’on mène est composée de circonstances et d’anecdotes aléatoires : lieu et date de naissance, milieu social, constitution physique, parcours sentimental, professionnel... J’ai envie de m’attacher à du plus solide. À l’humain et non pas à l’individu. À ce qu’il y a derrière. À la vie qui nous habite et non pas à la vie que nous habitons, à ce mélange de sacré et de biologique qui fait de l’humain la plus fantastique des créatures vivantes. L’individu est une application, mais pas la matrice.

L'autre point commun à tous Il ne vous reste qu'une seule photo à prendrevos récits est l'omniprésence de la mort, que ce soit de façon explicite comme dans Les jours heureux, ou de façon plus allégorique comme dans Voyage Voyages ou encore Il ne vous reste qu'une photo seule à prendre. La mort est-elle finalement le seul objet d'intérêt en littérature ?

Non. S’il n’y a qu’un objet d’intérêt en littérature, c’est la vie. La mort étant son faire-valoir.

Cependant, dans Il ne reste qu'une seule photo à prendre vous faites dire à l'un de vos protagonistes : « Nous avons en commun, vous et moi [...] une fascination pour tout ce qui touche à la fin. » Êtes-vous, comme votre personnage, fasciné par cette échéance ?

Je crois en effet qu’il ne faut pas perdre de vue cette échéance. L’homme a souvent tendance à vivre, me semble-t-il, en immortel. La mort amène à une nécessaire réflexion. Elle conduit à une inévitable quête de sens et introduit un besoin de transcendance. Devant la mort, le cynisme est insuffisant.

Dans Les jours heureux, il y a une légèreté apparente que l'on ne retrouve pas dans vos autres récits où l'humour flirte plus facilement avec le cynisme et l'absurde. Comment est venue l'envie de raconter cette histoire et pourquoi ce changement de registre dans l'écriture ?

Il me semble qu’on retrouve le cynisme et l’absurde dans tous mes livres, dans des proportions variables.
Les Jours heureux racontent l’histoire d’un homme de 35 ans qui décide de passer le restant de sa vie dans une maison de retraite. Auparavant, il s’est acheté, à 18 ans, sa tombe. C’est, somme toute, une histoire banale, non ?

Même si je subodore que ma question va vous agacer, comment est né le roman Le Cri ? La peinture de Munch était-elle le point de départ, ou l'idée du tableau est-elle venue plus tard pour illustrer le propos ?

Le CriJ’avais en tête depuis longtemps cette idée de « bruit », de « son » qui occupe l’espace de manière omniprésente. Des éléments sont venus se greffer sur cette idée de départ et le tableau de Munch en a fourni l’illustration. J’ai commencé la rédaction du Cri juste après le vol du tableau dans un musée à Oslo. Mon livre est sorti et, deux jours après, la police a retrouvé le tableau. J’ai tendance à dire qu’il n’y a pas de hasards, il n’y a que des preuves.

Depuis Le Cri, vous avez quitté une réalité froide au profit d'un univers plus onirique. Le registre du fantastique permet-il de mieux traiter des questions existentielles ?

Le fantastique est une porte dérobée, aux côtés de celle de la poésie et de l’absurde, que j’aime emprunter. Il s’agit de dévoiler des niveaux d’existence autres. La réalité est un point de départ, qu’il faut franchir. Il existe toutes sortes de voies de passage.

Vous semblez avoir une préférence pour le format court. Même dans un récit comme Il ne vous reste qu'une seule photo à prendre, on retrouve plusieurs courtes histoires qui assemblées constitue un roman. Que vous apporte cette écriture ?

J’ai écrit deux recueils de nouvelles et six romans (je considère Il est des nôtres comme un roman). Certes, mes romans sont courts. J’ai une écriture elliptique ; je n’aime pas tout dire. Mes livres sont bourrés de silences. Au lecteur de les peupler. Je conçois mes livres comme des fables, des paraboles ou des allégories, autant de genres qui conduisent à des espèces de fulgurances, de raccourcis.

Je crois savoir que certains de vos romans allaient faire l'objet d'adaptations cinématographiques... Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

Voyages voyagesMon roman Voyage, voyages a été adapté au cinéma sous le titre La Tête ailleurs. J’ai co-signé le scénario avec le réalisateur, Frédéric Pelle. Le film doit sortir sur les écrans cet été 2010.
D’autre part, la maison de production de Johnny Depp, Infinitum Nihil, en association avec la Warner Bros, a acquis les droits cinématographiques des Jours heureux (Happy Days).

Vous êtes particulièrement discret dans les médias : le seul portrait officiel est une photo de votre dos et vous ne donnez que très peu d'interviews. Comment l'expliquez-vous ? Et n'est-ce pas paradoxal quand au moins deux de vos ouvrages ont pour point commun l'image (Le Cri et Il ne vous reste qu'une seule photo à prendre) ?

J’estime que mes livres n’ont pas besoin de moi.

Pour conclure cette interview nous vous laissons les derniers mots pour nos internautes.

« Par contre, je me suis débarrassé très vite de mon ordinateur. Je peux dire que je l’ai balancé à la poubelle avec un violent plaisir. Je m’en suis aussitôt voulu d’avoir cédé à une rage facile. Je suis retourné le chercher dans le container où je l’avais lancé. Mon geste l’avait endommagé. Je l’ai donné à réparer et je l’ai déposé de nouveau aux poubelles, calmement, pacifiquement, en état de marche. »
Extrait d’un livre que je viens de terminer.

Interview de Laurent Graff - avril 2010 - Tous droits réservés Biblioblog

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