Dans Œdipe sur la route, il y avait Œdipe aveugle, Antigone sa fille si fragile et Clios, bandit de grand chemin et artiste. Dans Déluge, on retrouve le trio cher à l'auteur, et où l'on retrouve aussi l'art.

Il y a Florian, le peintre fou et pyromane, épuisé et marqué par l'âge. Il est célèbre. Le moindre de ses gribouillis, signé ou pas, vaut une fortune. Florence, femme bardée de diplômes, est professeur dans une grande école. Elle est surtout très malade et ne pense pas pouvoir s'en sortir. Son amie Margot la décide à venir la retrouver dans le Sud. C'est à l'occasion d'une promenade que Florian et Florence se rencontrent sur le port. C'est une de ces rencontres qui vous change la vie dans tous les sens du terme.
Florian fait immédiatement confiance à Florence. Cette dernière a su de suite trouver les mots pour l'empêcher de brûler ses dessins, le mettre en confiance, à se lancer dans une œuvre d'envergure. Nul ne sait, et surtout pas le peintre pyromane, quelle sera cette œuvre, ce qu'elle exprimera. Mais ensemble, ils vont s'immerger totalement, jusqu'à l'épuisement parfois, dans cette création. Déluge, l'œuvre de Florian est inspirée de l'histoire de Noé et de son arche. Elle est peut être la dernière, celle qu'il ne brûlera peut être pas.

Il y a donc Florian, Florence mais aussi Simon qui a fait de la prison et des études à l'Académie de peinture. Simon travaille avec Albert sur le port. A leur façon, les deux hommes, ainsi que les deux amies de Florence, vont jouer aussi un rôle auprès du peintre fou.

Comme le dit si bien Albert : Florian, "il n'a rien fait de mal, mais il fait mal; il fait mal aux gens. Ils voient qu'ils sont cons." Parce qu'il n'est plus dans le système.

Florian le dit lui-même : "Il me semble que depuis lors je n'ai d'ailleurs plus jamais rien compris à ce qui se passe dans le monde des autres."

Comme un électron si libre que l'on ne peut plus le contrôler. Mais pourquoi vouloir à tout pris le contrôler ? S'il veut brûler ses dessins, ses peintures, il en a le droit.

Déluge est une histoire captivante sur la guérison physique et psychologique par l'art, par les rencontres qu'il occasionne avec d'autres personnes. La peinture, le jeu des couleurs. Sur la volonté de sortir des systèmes où la société nous enferme. L'art pour sortir de tout ce qui nous fait peur, nous étouffe : la peur des autres, la maladie, les traces d'un passage en prison, la peur de l'amour auquel on ne croit plus.

O bruit doux de la pluie par terre et sur les toits. Faire entendre la pluie, c'est possible en peinture ?
Essaie.

Florian, un peu âgé si fatigué un moment et puis si énergique, puissant l'instant d'après tant il est concentrer sur les couleurs, sur sa peinture. Florian, celui qui pousse à oser peindre le bruit de la pluie, à oser croire à une nouvelle vie; qui vous guérir de vos frayeurs les plus profondes alors que lui même est si touché par ailleurs.

Que de vagues fait ce Florian qui ne dit rien, qui s'enfuit, qui dort et qui pèse tellement sur nos vies.

Florian, cet être solaire que peu de personnes comprend tant il est habité par son art, par son génie, par ses peurs si ancrées. Sa rencontre avec le Docteur Hellé a été cruciale. Ce médecin l'a porté, soutenu, l'a totalement pris en charge, comme mis sous une bienveillante tutelle, incité sans jamais le forcer à s'exprimer encore et encore par la peinture et le dessin. Mais Hellé suit l'aventure de la grande oeuvre depuis Paris. Florence, Margot, Antoinette, Simon, Albert, sans oublier l'enfant Jerry, sont ses relais sur place auprès de Florian. Tous vont être marqués par cette rencontre.

Déluge est une histoire captivante, vivante, intense. On a presque l'impression d'être dans l'atelier avec Florian, Florence et Simon. L'impression de faire partie de la bande des trois. Il ne manque plus que d'avoir un pinceau à la main pour ajouter sa petite touche personnelle à l'immense toile.

Quel régal de retrouver le style si particulier de H. Bauchau. Cette écriture de paix ! Une écriture apaisante, d'une douceur toujours présente dans les mots, dans le rythme des phrases, même pour décrire un moment violent, intense comme une crise de Florian ou une montée d'inquiétude chez Florence ou la colère chez Simon.

Déluge est une de ces histoires qui vous portent, vous font du bien, vous enveloppent pour un long moment bien après votre lecture. Elle confirme encore le talent de l'auteur à partager l'ouverture de l'autre malgré sa « folie ». Et qu'au sujet des êtres il faut comme en peinture ou autre forme d'expression, apprendre à regarder autrement. La richesse pour les autres et pour soi est si proche. Il suffit d'oser malgré ses peurs.

A lire et à relire car il y a encore tant à découvrir, à partager dans ces lignes.

Dédale

Du même auteur : Antigone, Œdipe sur la route, La lumière d'Antigone, Le boulevard périphérique, Les vallées du bonheur profond, Le régiment noir

Extrait :

L'après-midi, après la sieste de Florian, nous nous retrouvons dans l'atelier. Nous nous asseyons et Florian regarde en silence les grandes toiles blanches de dimensions différentes qui sont accrochées au mur. Il n'a pas encore choisi celle qu'il va peindre. Il reste là un très long moment à regarder, à regarder ce rien, à être heureux d'une certaines façon, car nous sommes heureux, tous les deux, sa main posée sur mon bras. Est-ce que c'est ça qu'il appelle me connaître ? Est-ce que c'est cela que je lui ai demandé lorsque je lui ai dit : « Vous ne me connaissez pas. »
Ensuite il y a le moment où il m'amène devant une toile blanche. J'ai l'impression qu'il me traîne là, il me donne des pinceaux, des couleurs et je peins. Il reste près de moi, tenant mon bras gauche dans sa main. Après un certain temps je sens que ce bras qui m'assure, qui me rassure, qui m'apporte je ne sais quelle force, est celui d'un homme épuisé, heureux, parfois merveilleusement heureux et désespéré toujours. Alors comme lui, contre lui, je pose des couleurs dérisoires et puissantes sur une immensité qu'il s'agit de perforer et qui doit être la mort. Quand Florian s'éloigne, que son bras n'est plus sur le mien, la colère me saisit et je l'achève par un acte de violence. Il m'arrive parfois de penser que comme lui j'aimerais brûler ma toile, mais ce serait son geste à lui, pas le mien. Je ne vais pas l'imiter, je ne suis pas son élève, sa disciple, il détesterait ça. Il m'aime beaucoup. C'est la seule chose dont je sois sûre dans cette aventure. Qui sera brève comme tout le reste, qui finira sur un lit d'hôpital. Je sais, je sais comment. Je connais bien les hôpitaux. Lui aussi, mais pas les mêmes.


Déluge de Henry Bauchau - Éditions Actes Sud - 169 pages