Parlons des personnages : Shakti tout d’abord. Chaque jour elle se rend au chevet d’une amie, Mrs Livingston, plongée dans un coma donné pour irréversible, et en sirotant du thé, elle lui raconte sa vie étrange : un mariage arrangé avec un homme uniquement préoccupé de lui-même et de sa carrière politique, une échappée belle en Angleterre, dont elle reviendra anglophile tandis que son mari conservera une haine farouche à l’égard de l’île britannique, et enfin le départ précipité pour le Canada avec la petite Yasmin, après l’assassinat mystérieux de son mari. Shakti est une femme en apparence très convenable, mais qui révèle une profonde amoralité et dont il ne doit pas être facile d’être la fille.

Cyril, le frère cadet, personnage falot, ayant apparemment vécu dans l’ombre de son frère politicien, mais qui se révèle bien différent de l’image que tout le monde a de lui. Penny, la sœur ainée, avec son lot de secrets.
Veron Ramessar, le père très peu connu de Yasmin, le politicien qui a été assassiné sur l’île alors que Yasmin était toute petite, un politicien manipulateur qui voulait défendre la cause des indiens vivant sur l’île, mais sur qui plane des mystères que Yasmin va tenter de lever peu à peu.
Et puis Ash. Ash, comme cendres en anglais. Le neveu de Yasmin est un adolescent sans avenir sur cette île vouée à la pauvreté et à la corruption. Alors il s’éprend de violence, se livre à des cérémonies occultes, et rêve du grand soir où les enfants de l’Inde déferleront sur l’île pour prendre le pouvoir.

Yasmin, enfin. Un très beau personnage de jeune femme, à mi-chemin entre la maternité – elle a perdu l’enfant qu’elle avait eu avec Jim – et la filiation de parents qui ne lui ont pas facilité la construction d’une identité. Elle ne cède pas à la tentation de « chercher ses racines », ni de se laisser capturer par la famille de son père.
Mais c’est Amie, la bonne discrète, effacée, dévouée, qui va lui livrer les clefs pour accoucher d’une identité difficile.

Tous ces personnages forment une galerie de portraits émouvants et attachants, posant manifestement la question de l’identité individuelle et collective. « Pour moi il n’y a rien de plus fantastique que la vie humaine » dit Neil Bissondath dans une interview au Monde. « Nous sommes imprévisibles, contradictoires, et c’est là que je vois toute notre beauté. Et en effet, quand j’écris un roman, je deviens mon personnage ».

Du même auteur : La clameur des ténèbres, Un baume pour le cœur

Alice-Ange

Extrait :


Dans un battement de paupières, le regard de Yasmin s’envola des assiettes de friandises. Elle reconnaissait ce changement de ton imperceptible chez sa mère : le bavardage était terminé.
- Mon mari ne pouvait s’empêcher d’admirer leur talent, mais il regrettait leur race. Il avait le sentiment que les siens, notre peuple, étaient rudement traités. Il pensait que les joueurs indiens de cricket des Antilles ne recevaient jamais leur dû. Voilà comment mon mari voyait les choses, Mr Summerhayes. A travers un prisme racial. Il n’aimait même pas le nom que j’avais choisi pour notre fille, Yasmin. C’est un prénom musulman, voyez-vous, et nous sommes hindous – de tradition du moins. Mais le nom me plaisait. Pourtant il n’avait jamais désapprouvé le fait que d’autres membres de la famille s’appellent Robert, David ou Elizabeth. J’ai toujours pensé que ça l’empêchait d’avancer, cette allégeance raciale qu’il trouvait, lui, incontournable. Il faisait de la politique, voyez-vous, et les circonstances, je suppose… dit-elle, laissant mourir sa voix avant de porter les jumelles à ses yeux, ajoutant au bout d’un moment : Vous étiez un batteur agressif, Mr Summerhayes ?
- Ça dépendait des jours, répondit Jim, dont la discrétion permettait à la mère d’orienter la conversation à sa guise. Et du lanceur, bien sûr.


Tous ces mondes en elle de Neil Bissoondath - Éditions 10-18 - 414 pages