Le narrateur, à l'instar de l'auteur, est un écrivain discret qui vit reclus dans son Ardenne natale. Si la plume est le prolongement naturel de son esprit, parler est pour lui bien moins évident. Et puis parler pour dire quoi ? Car finalement, dans un monde où la parole semble reine, la narrateur regrette que tout cela ne soit surtout que bavardage inutile et assommant. Malheureusement pour lui, il va devoir affronter ses démons puisqu'il doit en fin de semaine se rendre à Paris pour enregistrer une émission de radio.

Une semaine avant le dimanche de l'émission, le producteur m'a retéléphoné. J'avais l'impression de l'avoir entendu la veille. J'ai commencé à être malade, à ce moment précis, juste à ce moment-là. […] Quand j'ai raccroché le téléphone, je tremblais si fort que j'ai renversé ma tasse de café sur le bureau. Je tremblais de la tête au pieds. C'est un symptôme que je connais bien. Dès que la vie me place dans une situation où il y a un risque pour moi de prendre la parole, je tremble de la tête aux pieds, je suis pris de vertiges et de migraines, le paysage se brouille devant mes yeux, j'ai l'impression que mon cœur double de volume.

Tout le récit se concentre donc sur cette attente angoissante, sur les processus d'évitement que le narrateur va mettre en place : puisqu'il parler est pour lui insurmontable, il va écrire son intervention et la répéter inlassablement, jusqu'à ce que chaque mot, chaque respiration soit parfaitement maîtrisée. Entre deux répétitions, il tente de comprendre d'où lui vient cette hantise ; il nous parle de son enfance, de ce père alcoolique qui tyrannisait le foyer; de sa compagne actuelle qui le comprend si bien entre deux silences ; des élections européennes qui doivent avoir lieu le même dimanche et qui occupent toutes les discussions auxquelles bien sûr il ne participe pas ; de son travail de critique littéraire à propos duquel il n'a plus aucune illusion ; de son travail d'écrivain, évidemment; mais aussi de ce que l'on tait et de ce que l'on dit et de l'importance de certains silences :

C'est très jeune que j'ai découvert qu'il y a des choses qui ne se disent pas. Lorsque les choses qui ne se disent pas constituent l'essentiel de ce qu'on aurait à dire, la parole comme le silence deviennent deux faces d'un même mensonge.

Il y a dans ce texte beaucoup de phrases que j'ai noté, au fil de ma lecture; certaines pour la beauté de leur musique, d'autres parce que je m'y reconnaissais :

Mais l'écriture est l'art du silence et du recueillement. Seule la promotion des livres peut donner lieu à certaines formes de battage et de batelage. Je ne critique pas ces pratiques. J'avoue seulement qu'à de très rares exceptions près, je ne lus jamais les romans des auteurs qui se manifestent avec trop d'insistance à la télévision ou à la radio. Ce n'est pas un principe de ma part, ni un préjugé ou un parti pris. Mais je n'ai aucune envie de découvrir un romancier dont je connais à peu près tout par les médias et dont j'ai l'impression qu'il n'a écrit son livre qu'avec l'arrière pensée de montrer sa tête dans la lucarne télévisuelle. Et d'avoir le droit à la parole.

Pourtant, malgré ces qualités, ce roman de Franz Bartlet m'a laissée sur ma faim. Oui, le phrasé est beau, mais c'est une beauté formelle, un peu trop distante pour pouvoir réellement se laisser aller. Et puis, je m'attendais à retrouver l'imaginaire et la plume truculente qui m'avait tant séduite dans La belle maison ou Le bar des habitudes, alors que Je ne sais pas parler est avant tout un long monologue introspectif. Il s'agit donc d'une erreur de casting comme cela arrive parfois dans une vie de lectrice. Je garderai malgré tout en tête quelques belles phrases, et puis je guetterai les prochaines parutions de cet auteur, en espérant que cette fois je ne me tromperai pas de rendez-vous.

Du même auteur : Parures, Le jardin du bossu, Le bar des habitudes, La belle maison

Laurence

Extrait :

Je suis organisé de façon à n'avoir jamais l'occasion de m'exprimer en public. Je vis dans une solitude relative, à l'abri de ma forteresse. La forteresse que je me suis construite petit à petit dans ma tête. Quelquefois, je reste des semaines sans articuler un mot. J'aimerais parler. Je ne le peux pas. Je ne peux pas parler. Je ne sais pas. J'en ai perdu l'habitude.
Et puis, je n'ai rien à dire.


Je ne sais pas parler de Franz Bartelt - Éditions Finitude - 175 pages