Au cours de ses voyages en Inde et au Pakistan, William Dalrymple a rencontré ces hommes et ces femmes qui se sont confiés à lui. Une fois le décor planté, il s'efface autant que possible pour leur laisser la parole. Parfois, l'auteur se manifestera par l'intermédiaire des questions posées à ses interlocuteurs. Parfois, il donnera des compléments d'information utiles à la compréhension. Mais, jamais il ne jugera ses interlocuteurs.

S'il est vrai que j'eusse parfois aimé connaître l'opinion de l'auteur sur certains aspects de la vie de ses interlocuteurs, j'ai trouvé intéressant que le fait religieux soit ainsi considéré avec bienveillance. Cela dit en passant, il s'agit d'une attitude vis-à-vis des religions et des sectes (au sens scientifique, non péjoratif du terme) qui constitue une façon à mon avis très-honorable d'envisager la laïcité et à laquelle le débat public français ne laisse guère de place.

Comme l'Inde recèle des membres de presque toutes les religions qui se puissent imaginer (hindouïsme, islam, sikhisme, christianisme, bouddhisme, jaïnisme, bahaïsme, judaïsme, zoroastrisme, etc.) et sous diverses formes syncrétiques qui dépassent les divisions strictes entre religions (soufisme, tantrisme) et qui peuvent être imprégnées d'éléments folkloriques locaux, ces neuf chapitres ne sauraient être exhaustifs !

Les neuf vies du livre sont singulières. Si la plupart des situations décrites ne sont pas inconnues de ceux qui apprécient l'Inde, cette connaissance, en ce qui me concerne au moins, n'est bien souvent que théorique. On sait que cela existe, mais on ne l'a jamais vu et si on l'a vu, divers obstacles (ne serait-ce que la langue) s'opposent à un dialogue permettant de comprendre l'autre. C'est ce retour, qui se transforme essentiellement en un monologue dans chacun des chapitres de ce livre, qui en fait, à mon avis, le caractère exceptionnel. On peut ainsi comprendre comment ces personnes en sont arrivées là, comment elles organisent leur vie quotidienne, etc. Par exemple, on découvrira la vie d'un danseur de theyyam (danse au cours de laquelle un dieu s'incarne dans le corps d'un danseur, qui est donc considéré comme un dieu par les spectateurs qui chercheront en lui bénédiction et conseils). Pendant neuf mois de l'année, c'est un intouchable méprisé par les brâhmanes qui creuse des puits ; lors de la saison du theyyam, les mêmes viendront toucher ses pieds.

L'auteur intéresse le lecteur avec des traditions marginales. Dans plusieurs des chapitres, la question de la transmission est très importante : si ces traditions sont très anciennes, elles sont aussi très menacées. Certains métiers qui se transmettent de génération en génération (comme celui de sculpteur et couleur de bronze) peuvent s'éteindre du fait de la préférence des jeunes générations pour les nouveaux métiers apportés par la modernité. Paradoxalement, une des menaces qui pèsent sur les épopées transmises et enrichies par la tradition orale est la connaissance de l'écriture : si on n'est pas illettré, il est beaucoup plus difficile d'apprendre par cœur des milliers de vers. Le progrès technique, par la diffusion centralisée qu'il permet (télévision, cinéma, bandes-dessinées, etc.) tend aussi à gommer les variations locales des courants religieux. Bien sûr, il se trouve aussi des courants qui, activement, essaient de faire disparaître ce qu'ils considèrent comme des déviances, qu'il s'agisse de sanctuaires soufis ou de pratiques tantriques.

J'ai d'abord lu ce livre en anglais avant de lire sa traduction en français. J'avoue avoir pris davantage de plaisir en lisant la version originale (qui ne pose pas de grandes difficultés). Si la version française se lit plutôt bien, la traductrice n'a pas évité tous les pièges liés au contexte indien. C'est souvent anecdotique, comme quand il s'agit de la manière de rendre compte des scores de cricket : England are 270 for four! signifie que l'Angleterre a fait 270 courses et a eu quatre joueurs éliminés (wickets), pas Deux cent soixante-dix pour l'Angleterre en quatre manches !. Cependant, dans un cas au moins, cela nuit beaucoup à la compréhension. Ainsi, dans le dernier chapitre, un personnage décide d'abandonner sa condition de brâhmane pour devenir un ménestrel Baul. Non seulement, il change de nom, mais selon la traduction, il nous dit aussi j'ai jeté mon bracelet sacré dans le fleuve.. Cela correspond à I threw my sacred thread into the river.. En fait, il n'est pas question d'un bracelet, mais du cordon sacré que les hautes castes, en particulier les brâhmanes, portent enroulé sur une épaule et sous le bras opposé, qui leur est remis lors d'une cérémonie vers l'âge de huit ans et qui leur vaut le nom de deux fois nés. Ce passage est donc beaucoup plus significatif que la lecture de la traduction le laisse supposer.

Entre la problématique de la subsistance de ces formes du sacré dans l'Inde moderne, leur description, les témoignages, leur originalité, les raisons de s'intéresser à ce livre ne manquent pas !

Joël

Extrait :

J'ai surtout beaucoup de chance d'avoir récemment pu vaincre ma haine contre les Chinois. Sa Sainteté répète que ce ne sont pas les Chinois, mais la haine elle-même qui est notre pire ennemie. Depuis qu'ils avaient torturé ma mère, je les haïssais profondément et je rêvais toujours de me venger. Dès que je voyais un restaurant chinois en Inde, j'avais envie de lui jeter des pierres. Même la couleur rouge me rendait fou de rage à la pensée de ce que les Chinois avaient fait. Mais après avoir entendu Sa Sainteté dire qu'il fallait vaincre la haine, j'ai décidé de manger dans un restaurant chinois pour tenter de me guérir de cette rage. Je voulais me laver de ma colère, comme dit le dalaï-lama, me purifier le sang.
Un jour où j'étais en pélerinage à Bodhgaya, j'ai vu un petit restaurant chinois au bord de la route. Il était tenu par deux Chinoises : une vieille femme de soixante-dix ans, et sa fille qui devait avoir la quarantaine. J'y suis entré un soir et j'ai commandé des nouilles. Je dois avouer qu'elles étaient délicieuses. Après avoir mangé, j'ai remercié la mère et l'ai invitée à s'asseoir à ma table pour que nous puissions parler. D'où êtes-vous ?, ai-je demandé. Avant les communistes, je vivais en Chine, m'a-t-elle répondu. En fait, son père avait été torturé et tué par les soldats de Mao pendant la révolution culturelle ; sa famille s'était réfugiée à Hong Kong, et plus tard à Calcutta. Après m'avoir raconté les souffrances de sa famille, elle s'est mise à pleurer sans pouvoir s'arrêter. J'ai raconté à mon tour : Avant les communistes, je vivais au Tibet. Ma mère aussi a été torturée, et elle est morte à cause de ce que les soldats de Mao lui ont fait. Nous avons tous les deux éclaté en sanglots et nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre. Depuis, je me suis libéré de ma haine pour tout ce qui touche de près ou de loin à la Chine.


Neuf vies de William Dalrymple - traduit de l'anglais par France Camus-Pichon - éditions Noir sur Blanc - 312 pages