Ces femmes sur la photo forment un groupe très hétéroclite. Elles viennent d'horizons différents, sont de conditions sociales très variées. Leur point commun : être tombée dans la misère du fait des hommes, des traditions machistes, de la corruption, de l'ignorance matinée de superstition.

Ces femmes pour diverses raisons qu'Emmanuel Dongala va présenter au fil du récit sont devenues casseuses de cailloux dans une carrière au bord du fleuve. Elles n'ont que ce travail éreintant pour récolter un peu d'argent pour survivre. En effet, ces femmes sont toutes des femmes seules parce que veuves, séparées ou abandonnées par leurs époux, compagnons ou victimes de soldats. Toutes ont été abandonnées, rejetées par leur famille.

Ces femmes sont déterminées à ne plus se laisser dicter leurs pensées, leurs actes par les hommes, par les autorités, par les traditions. Elles sont décidées à profiter aussi des bénéfices de la construction d'un aéroport international voulu par le président de la République. Pour les travaux de construction, il faut des cailloux. Les entrepreneurs viennent acheter les sacs de gravier à bas prix qu'ils revendent avec une très confortable marge. Ils tombent donc des nues quand ils réalisent qu'elles se sont entendues entre elles pour désormais vendre leurs sacs à vingt mille francs CFA le sac au lieu des dix mille habituels.

Pour leur faire face, Méréana est élue démocratiquement porte-parole, la présidente de leur petit groupe. Méréana, jeune femme séparée de son mari devenu député de façon pas très démocratique, a été à l'université. Elle a de plus un caractère suffisamment bien trempé, comme toutes les autres, pour affronter comme il se doit, les acheteurs de cailloux, une Ministre de la condition des femmes et même Madame, la femme du président en personne. Via Méréana, E. Dongala nous conte à la deuxième personne leurs combats, leurs discussions, leurs soucis quotidiens. L'usage du tu apporte un certain recul, une réflexion plus légère sur les événements. Il permet aussi de mettre un peu d'ironie et d'humour, laisse aller le franc-parler de ces femmes. Tout cela allège le récit et l'empêche de tomber dans un pathos écœurant. Elles méritent mieux que cela.

Photo de groupe au bord du fleuve est bien évidemment une critique du Congo et par-là même de bien d'autres pays d'Afrique noire. Dans le récit de Méréana, E. Dongala insère des flash infos de la radio internationale que Méréana écoute tous les matins pour se tenir informée de ce qui se passe ailleurs  la radio nationale étant l'âme damnée du pouvoir en place.

Il pointe les violences domestiques, l'excision, la corruption qui gangrène toute l'économie, l'hypocrisie, le machisme des traditions qui font que la vie d'une femme ne pèse pas lourd. Il n'oublie pas non plus de pointer les ravages causés par le Sida, le manque de soins, un système de santé hallucinant au XXIème siècle, le viol comme arme systématique utilisée par les militaires et groupes paramilitaires à la solde des nantis et différents partis politiques et bien d'autres choses encore.

En faisant front ensembles à chaque obstacle, qu'elles immortalisent par une photo de groupe pour se donner du courage et des souvenirs, Méréana, Mâ Bileko, Iyissou, Bilala, Moyalo, Laurentine et toutes les autres vont mieux se connaître les unes les autres, vont en apprendre plus sur la vie, la famille de leurs camarades de carrière. Une vraie solidarité s'instaure. Cela va au-delà de la préservation de leurs intérêts financiers à un sac de cailloux à vingt mille francs CFA.

Photo de groupe au bord du fleuve est une intelligente, touchante galerie de portraits de femmes belles, fortes, pleines de vie, peu ordinaires et solidaires par la force des choses.

Dédale

Extrait :

Voilà les camions qui arrivent. Il est onze heures, l'attente n'a pas été longue. Le bruit de leurs moteurs diesel, les fumées de gazole, la poussière, les crissements des freins et des pneus, tout cela a failli vous faire sauter de joie. Vous êtes soulagées. Ils vous avaient dit qu'ils ne reviendraient pas tant que vous n'auriez pas ramené vos prix à dix mille francs, et pourtant ils sont là, ils sont revenus, ce qui montre qu'ils ne peuvent se passer de votre pierre. Mais il ne faut pas leur montrer leur soulagement, vous continuez donc à taper sur votre pierre comme si ces arrivants n'avaient aucune importance.
D'habitude, les acheteurs allaient directement inspecter les sacs avec l'arrogance de ceux qui ont l'argent, se complaisant dans la manière dont vous vous pressiez autour d'eux, telles des poules dans un poulailler s'égaillant autour de celui qui leur jette des graines à picorer ; ils savaient que vous étiez prêtes à subir toutes leurs vexations pour toucher ces fameux dix mille francs. Coups de gueule par ci : Eh toi là, ton sac n'est même pas plein, tu me prends pour un idiot, ajoute quelques cailloux pour bien le remplir si tu veux que je l'achète ! Mais c'est quoi ça ? Tu appelles ça du gravier ? Mais vas-y donc pendant que tu y es, vends-moi carrément les gros blocs que tu vois là-bas. Coups de pieds dans le sac qu'ils renversaient pour montrer à la vendeuse que ses cailloux n'étaient pas cassés assez petits.
[…]
Vous daignez enfin relever la tête pour les regarder.
- Nous ne refusons pas de vendre – c'est toi qui réponds car tu es celles qui est chargée de porter la parole des autres -, comprenez-vous ! Vous vendiez à trente mille francs le sac que vous nous achetez à dix mille. Depuis que le président de la République a visité le chantier de cet aérodrome et que, furieux parce que les travaux avaient pris du retard, il a menacé de mettre tous les entrepreneurs en prison, vous en avez profité pour augmenter le prix du sac à cinquante mille francs ! Cinq fois le prix que vous nous l'achetez. Mais nous aussi nous voulons en profiter. Nous demandons vingt mille francs ; il vous restera encore trente mille francs de bénéfice !

Photo de groupe au bord du fleuve
Photo de groupe au bord du fleuve de Emmanuel Dongala, Éditions Actes Sud - 334 pages