Commençons par résumer succinctement l'histoire même si elle est connue de tous : dans un futur plus ou moins lointain, le pompier Montag est chargé de brûler les maisons ignifugées qui contiennent des livres. Quoi de plus dangereux en effet pour une société qui aspire au bonheur que ces livres qui défendent tout et son contraire, qui sèment le trouble dans l'esprit des citoyens. Montag exécute sa tâche sans remord jusqu'au jour où il croise en rentrant chez lui une jeune fille, Clarisse, qui a un comportement surprenant : elle aime marcher, flâner, observer la nature… et parler. Et même si les discussions, comme la lecture, seraient un danger pour le groupe puisqu'elles apporteraient la dissension, Montag est fasciné par ses échanges Clarisse. Il redécouvre des plaisirs tout simples. L'écriture de Ray Bradbury donne toute son importance aux différents sens : la vue, le toucher, l'odorat accompagnent cette renaissance au monde et à la réflexion. Au fil des discussions, Montag remet en question tout ce en quoi il avait cru jusque-là. Et si les livres n'étaient aussi dangereux qu'on le prétend ? Et si ils valaient la peine qu'on risque sa vie pour les préserver ?

En relisant ce roman je me suis d'abord rendu compte à quel point la mémoire était un prisme déformant. Dans mon souvenir, la majeur partie du roman mettait en scène ces hommes qui apprennent les livres par cœur. Or, en réalité, Montag ne rencontre ces « résistants » qu'à la toute fin du roman (dans les 20 dernières pages). J'ai ensuite été très agréablement surprise par le style de Ray Bradbury. Si adolescente je m'étais concentrée sur les péripéties, j'ai apprécié cette fois à sa juste valeur la richesse de l'écriture : Ray Bradbury ne se contente pas d'accumuler les actions ; il file les métaphores, joue des allitérations et des oxymores et l'ensemble est d'une grande poésie.
Enfin, je me suis aperçue à quel point ce roman est visionnaire. Si on ne peut oublier que ce roman a été écrit en plein Maccarthysme et à une époque où tous les américains craignaient une attaque nucléaire (les références sont omniprésentes), le propos reste d'une actualité saisissante. La plupart des inventions de ce roman sont devenues aujourd'hui réalité : les télés à écran géant, les coquillages-audio (mp3), la publicité omniprésente...

Proposez des concours où l'on gagne en se souvenant des paroles de quelque chanson populaire, du nom de la capitale de tel ou tel État ou de la quantité de maïs récoltée dans l'Iowa l'année précédente. Bourrez les gens de données combustibles, gorgez-les de « faits », qu'ils se sentent gavés, mais absolument brillants côté information. Il auront alors l'impression de penser, il auront la sensation du mouvement tout en faisant du sur-place. Et ils seront heureux parce que de tels faits ne changent pas.

Il y a un parallèle évident avec Le meilleur des mondes d'Aldous Huxley, un autre grand classique de l'anticipation : les deux sociétés proposées reposent sur l'aspiration au bonheur. Dans Fahrenheit 451 le bonheur ne s'obtient que par l'abrutissement des masses, le divertissement à outrance. On retrouve ici la pensée Pascalienne. Tout est conçu pour que les citoyens s'oublient, pour ne qu'ils ne s'interrogent pas sur le sens de la vie. Cette apologie de l'ignorance est d'ailleurs inculquée aux enfants dès leur plus jeune âge :

La scolarité est écourtée, la discipline se relâche, la philosophie, l'histoire, les langues sont abandonnées, l'anglais et l'orthographe de plus en plus négligés, et finalement presque ignorés. On vit dans l'immédiat, seul le travail compte, le plaisir c'est pour après. Pourquoi apprendre quoique ce soit quand il suffit d'appuyer sur des boutons, de faire fonctionner des commutateurs, de serrer des vis et des écrous ?

Les citoyens de Fahrenheit 451 s'abîment donc dans le travail et passent leur temps libre au volant leurs voitures lancées à toute vitesse ou devant les mur-écrans. Tous les murs de leurs salons sont équipés de ces home-cinéma où des acteurs semblent dialoguer avec eux. Cette illusion de la réalité rappelle les ombres de la caverne de Platon.
En bravant les interdits et en décidant de lire et protéger ce qu'il est censé détruire, Montag devient celui qui ose briser ses chaînes. Il affronte le soleil et la connaissance, et tente coûte que coûte de réveiller ses semblables. Mais comme chez Platon, il doit aussi faire face à la peur et au rejet de ceux qui préfèrent tout ignorer. Il apprendra également la dualité du feu, à la fois destructeur et symbole de la connaissance.

Au cours du roman, Montag aura l'occasion d'entendre trois théories très différentes à propos de la littérature : il y a celle de Beatty, son chef, qui voit dans la littérature le pire des maux humains ; Faber, le vieux professeur, qui culpabilise d'avoir renoncé trop tôt ; et Granger, l'homme devenu livre. À travers ces trois discours, Ray Bradbury nous fait partager sa propre conception de la littérature : oui, les livres sont subversifs car « ils montrent les pores sur le visage de la vie », ils nous empêchent de croire à un monde aseptisé, ils nous forcent à nous souvenir de nos erreurs passées. Dans un article intitulé « Il y a plus d'une façon de brûler un livre » Ray Bradbury rappelle que nos manuels scolaires en sont malheureusement un terrible exemple : « Rien de plus simple. Dépecez, désossez, ôtez la moelle, charcutez, faites fondre, réduisez, détruisez. »

Avant de se lancer dans l'écriture de Fahrenheit 451, Ray bradbury avait publié deux nouvelles qui mettaient en place tous les éléments principaux du roman : le narrateur de Feu de joie, à la veille d'une explosion atomique, repense avec douleur à toutes les créations artistiques qui vont disparaître en même temps que l'humanité. L'éclat du phénix met en scène un bibliothécaire qui doit faire face à une milice chargée de brûler les livres. Loin de céder à la panique, il prouvera au militaire que la mémoire peut-être plus forte que le feu.

Il est amusant de relever, à l'heure où Play-Boy propose la nouvelle traduction américaine du sulfureux Madame Bovary, que ce fut ce même magazine qui, malgré la chasse aux sorcières, osa publier pour la première fois Fahreinheit 451.

Pour conclure, si vous n'avez pas encore lu ce roman je vous conseille vraiment de vous jeter dessus, que vous soyez adulte ou adolescent. Et si vous l'aviez lu il y a déjà quelques années, peut-être prendrez-vous autant de plaisir que moi à le redécouvrir.

(D'autres avis ailleurs dans la blogosphère)

Du même auteur : L'homme illustré

Laurence

Extrait :

Seigneur ! s'exclama Montag. Tous ces engins qui n'arrêtent pas de tournoyer dans le ciel ! Qu'est-ce que ces bombardiers fichent là-haut à chaque seconde de notre existence ? Pourquoi tout le monde refuse d'en parler ? On a déclenché et gagné deux guerres nucléaires depuis 1860. Est-ce parce qu'on s'amuse tellement chez nous qu'on a oublié le reste du monde ? Est-ce que nous sommes si riches et tous les autres si pauvres que nous nous en fichons éperdument ? Des bruits courent; le monde meurt de faim, mais nous, nous mangeons à satiété. Est-ce vrai que le monde trime tandis que nous prenons du bon temps ? Est-ce pour cette raison qu'on nous hait tellement ? J'ai entendu les bruits qui courent là-dessus aussi, de temps en temps, depuis des années et des années. Sais-tu pourquoi ? Moi pas, ça c'est sûr. Peut-être les livres peuvent nous sortir un peu de cette caverne. Peut-être y a-t-il une chance qu'ils nous empêchent de commettre les mêmes erreurs insensées! Ces pauvres crétins dans ton salons, je ne les entends jamais en parler. bon sang, Millie, tu ne te rends pas compte ? Une heure par jour, deux heures, avec ces bouquins, et peut-être…

Fahrenheit 451
Fahrenheit 451 de Ray Bradbury - Éditions Folio SF  - 224 pages