Dans les États-Unis du milieu du 19ème siècle, alors que le commerce fluvial est roi, le capitaine Abner Marsh se morfond. Un capitaine sans flottille, avouez que cela a de quoi désespérer. Alors quand l'intriguant Joshua York propose de lui faire construire le plus gros et le plus rapide vapeur du fleuve, avec pour seule contrepartie le contrôle des horaires et des trajets, Abner n'en croit pas ses oreilles et signe l'accord. Mais ne vient-il pas de signer un contrat avec le diable lui-même ?

Quelques mois plus tard, le Rêve de Fevre est mis à flots et ses deux capitaines, Abner et Joshua, ont de quoi être fiers. Jamais le Mississippi n'avait vu plus beau bateau et les deux comparses sont bien décidés à lui tailler la réputation du vapeur le plus rapide des États-Unis. Mais rapidement, Abner se rend compte que le comportement de Joshua risque de mettre en péril leurs projets. Qu'il ne sorte qu'à la nuit tombée, passe encore, mais qu'il oblige tout l'équipage et les passagers à rester à quai pendant plusieurs jours sans raison apparente, voilà de quoi mettre Abner dans une colère noire. Abner se rend alors dans la cabine de Joshua pour exiger quelques explications… et ouvre ainsi la boîte de Pandore.

Il y a d'abord toute cette chronique du commerce fluvial et de l'Amérique du 19ème siècle que R.R. Martin retranscrit avec brio : les courses entre vapeurs, les chargements, l'équipage, les villes dortoirs et leurs quartiers mal famés, les légendes qui se murmurent les soirs de beuveries, les début de la lutte contre l'esclavagisme etc. Le fleuve du Mississippi est un personnage à part entière de ce roman et j'ai pris un immense plaisir à naviguer au côté d'Abner Marsh. R.R. Martin réussit même l'exploit de rendre haletantes les scènes de navigation et l'on se prend à trembler face aux obstacles que doit affronter le navire.

Mais il ne faudrait pas pour autant oublier ce qui au centre de ce récit, l'histoire vampirique. La force de R.R. Martin est de n'avoir pas cédé à la facilité. Plutôt que de se calquer au mythe existant et à ses conventions, il n'en n'a gardé que la substance moelle : ses vampires boivent du sang, craignent la lumière du jour et semblent immortels. Pour le reste, il jette aux orties pieu, ail, balle en argent et autre colifichet que l'on associe généralement aux vampires, pour créer une race à part entière. Les vampires de R.R. Martin pourraient presque trouver l'explication de leur existence dans la science et la génétique. Voilà pour moi, le premier point fort de ce roman, car en agissant de la sorte R.R. Martin renouvelle le mythe et propose un univers riche et captivant, même pour un lecteur habitué au genre.
S'il y a bien une lutte sans merci, elle n'oppose pas les humains aux vampires, mais deux Maîtres du sang Joshua York et Julian Damon, le prince blanc et le prince noir qui défendent chacun deux conceptions du monde totalement opposées. S'il y a des bons et des méchants, cela ne dépend donc pas de leur appartenance au genre humain ou vampirique, et Abner va devoir apprendre où sont ses ennemis et sur qui il peut compter.

Les bonnes idées ne suffisant pas en littérature, il faut donc également souligner le grand talent de conteur R.R. Martin. Non seulement l'intrigue ménage un suspens terriblement efficace, mais en plus chacun de ses personnages a du corps et de l'esprit. En fait, on s'attache autant à l'intrigue qu'à la galerie de portraits créés par l'auteur. Si Martin a apporté un soin tout particulier aux deux protagonistes principaux, il n'en a pas pour autant négligé les seconds couteaux. Il y a ainsi quelques figures particulièrement marquantes, comme celle de Toby, Mike le Poilu ou l'affreux Billy l'aigre. En fait, le personnage qui m'a peut-être le moins convaincu, c'est Julian Damon parce qu'il est sans nuance, justement. Heureusement, il n'apparaît qu'épisodiquement et les personnages de Abner et Joshua sont tellement fascinants et attachants que cela compense sans mal cette petite faiblesse.

Vous l'aurez compris, j'ai eu un grand coup de cœur pour ce roman vampirique. À la fin de ma lecture, j'étais heureuse de savoir que le genre avait passé la barre du 21ème siècle et que de telles œuvres pouvaient cohabiter avec la bit-lit. Et puis, je me suis rendue compte que si ce roman n'a été publié en France qu'il y a 5 ans, il était paru au États-Unis dans les années 80, quand cette littérature était en plein renouveau (que l'on pense aux romans d'Anne Rice, Tanith Lee ou Withley Strieber, pour ne citer qu'eux). Il me reste à trouver maintenant, un roman paru dans les années 2000 qui me séduise tout autant.

(D'autres avis ailleurs dans la blogosphère : SBM bien sûr, mais aussi Karine :), Calenwen, Céline, Olya, Fashion et Andromède)

Laurence

Extrait :

« Nous devrions porter un toast, déclara York en levant son gobelet.
- À tout l'argent qu'on va ramasser, plaisanta Marsh.
- Non », rétorqua York sérieusement. Ses yeux gris surnaturels affichaient une forme de mélancolie grave.
Pourvu que York ne se remette pas à lui réciter des poésies, espéra Marsh. « Abner, poursuivit York, je sais ce que le Rêve de Fevre représente pour vous. Je veux que vous sachiez qu'il représente beaucoup à mes yeux aussi. Ce jour marque le départ d'une nouvelle vie pour moi. tous les deux, ensemble, nous avons façonné ce navire et nous continuerons d'œuvrer pour en faire une légende. J'ai toujours admiré les belles choses, Abner, mais pour la première fois d'une longue vie, j'en ai créé une, ou j'ai contribué à sa création. C'est un sentiment délectable, d'amener ainsi au monde quelque chose de nouveau et de beau. Particulièrement pour moi. Et je dois vous en remercier. » Il leva son gobelet. « Buvons au Rêve de Fevre et à tout ce qu'il représente mon ami - la beauté, la liberté, l'espoir. À notre navire, et à un monde meilleur.

Riverdream
Riverdream de George R.R. Martin - Éditions J'ai Lu - 507 pages