La narratrice de ce récit est une jeune femme qui remodèle en permanence son existence en fonction du regard et du désir de l'Autre. De son enfance, elle mêle fantasme et réalité jusqu'à effacer complètement les frontières ; elle s'invente telle une œuvre d'art en perpétuelle mouvement. Alors, quand cet autre, ici prénommé William, l'aborde à une terrasse de café en lui demandant si elle est bien cette Anna avec qui il a rendez-vous, elle acquiesce le plus naturellement du monde. Si William la désire en Anna, elle sera Anna. Tout comme elle avait créé il y a quelques années Alice Kahn, cette artiste conceptuelle qui n'est faite que de vent et de silence et que le tout Paris aimerait rencontrer.

L'écriture de Pauline Klein est particulièrement soignée et élégante : il y a un vrai plaisir du beau langage, du verbe qui sonne et des sons qui se font écho. Anna, Alice ou le prénom que vous voudrez bien lui inventer, ne cesse de se redéfinir, de se réinventer, comme une pâte à modeler qui épouserait les contours de celle qu'elle rêverait d'être :

"ANNA" est un personnage de roman qui file dans mes histoires comme une métaphore à talons. Elle est même pire que ça. Dès que l'occasion se présente, elle prend la forme de tout ce qui n'est pas moi. Chaque fois que son ombre plane, je la découpe selon mes contours. Elle est l'ombre d'une fille que je ne serai jamais, celle qui me poursuit quand je ne sais pas à quoi je ressemble, elle qu'on regarde, postée derrière moi dans une file d'attente, celle qui traverse dans la rue avec une flamme que je n'ai pas, celle qui joue avec moi, qu'on remarque dans la cours de récrée, et qui ne me ressemble pas.

Le motif du miroir est omniprésent : son absence dans l'appartement de la narratrice, le palindrome de cette identité empruntée, le reflet dans l'œil de William le photographe, ces femmes chimériques dans lesquelles la narratrice se reconnaît :

Courir après son roman à elle. Je voulais vivre ma vie, mais je voulais lui prendre sa mémoire, avoir son passé, sa voix, ses douleurs et ses gestes quand elle ne faisait pas exprès d'être belle, quand elle ne voit même pas à quoi elle pourrait ressembler si elle se regardait une seconde dans le miroir.

Pauline Klein brosse également une critique acerbe de l'art contemporain, parfois brillant mais souvent inepte. Elle pointe du doigt les faiblesses du système et montre avec malice comment un objet on ne peut plus quelconque peut devenir œuvre d'art de par son seul environnement.

Il y a mille et une trouvailles dans ce court roman ; il y a une écriture ciselée, précise, poétique. Et pourtant, je n'ai pu me défaire de cette impression tenace d'être face à un simple exercice de style. Un peu comme ces photographies, sublimes par leur esthétisme et leur maîtrise technique mais qui ne parviennent pas à réellement vous émouvoir. Alice Kahn est un récit certes très élégant et intelligent, mais il lui manque ce petit supplément d'âme qui en aurait fait une lecture coup de cœur.

(D'autres avis, ailleurs dans la blogosphère : Cathulu, Keisha, Clara, George, L'encreuse, Camille)

Du même auteur : Fermer l'œil de la nuit.

Laurence

Extrait :

Comme chaque fois, je m'absente, pour laisser la place, le choix, de qui l'autre voudrait que je sois. Je me laisse entraîner à sa suite, pour qu'il ne me voit pas, qu'il ne me prenne pas en flagrant délit de ne pas être cette fille, cette femme peut-être, l'autre, la bonne.
Peut-être que j'y gagnerai quelque chose cette fois, qu'on ne me laissera pas. Du moins, ce n'est pas moi qu'on abandonnera, c'est elle. En prenant la place d'une autre, je m'assure de ne vivre que dans son reflet. Je prendrait en charge les ficelles qui l'animent,, sans être responsable de l'amour qu'on lui porte. Ce n'est pas moi dont William tombera amoureux, c'est du portrait que je ferai d'Anna.

Alice Kahn
Alice Kahn de Pauline Klein - Éditions Allia - 126 pages