L'initiative de louer deux maisons voisines est venue de Pascale. Depuis sa jeunesse, elle a des visions prémonitoires inquiétantes. Georges a accepté cette originalité ; elle est la seule à pouvoir le réconforter pendant ses crises d'angoisse. Elle invite deux anciens voisins, Damien et Mélanie ; Damien avec son épouse Vanessa et leurs deux enfants, Mélanie avec sa grande fille Aurélie.

Les vacances des personnages vont s'avérer extrêmement angoissantes. Mélanie s'intéresse très vite à l'histoire de Saint Paul Aurélien qui aurait délivré les habitants de l'île d'un dragon. Curieusement, dans ses visions, Pascale avait entr'aperçu un dragon enseveli et la possibilité de la naissance d'un nouvel individu de la même espèce. Elle en sera toute perturbée. L'entreprenante Mélanie va mener ses recherches dans les sous-sols de l'église et mettre la main sur une relique.

Plusieurs niveaux de réalité vont apparaître. Des sortes de mondes parallèles (le texte fait allusion à la théorie des cordes). Les personnages pensent avoir des hallucinations qui seraient des aperçus furtifs de mondes parallèles auxquels il eût mieux valu qu'ils n'accédassent pas. Les conséquences seront irréversibles. Le séjour sur l'île n'aura peut-être été qu'un catalyseur...

Ce roman est étourdissant. Je me suis senti comme pétrifié par la narration qui transforme le lecteur en spectateur immobile du destin des personnages et fait ressentir à un degré rare une angoisse à leur sujet. La confusion entre les niveaux de réalité n'est pas non plus moins éprouvée par le lecteur que par les personnages. Dans cette atmosphère d'épouvante viennent prendre place quelques créatures, comme le dragon ou le spectre d'Emmanuel, une ancienne connaissance de Mélanie.

Par dessus tout, je pense que ce qui m'a le plus enthousiasmé dans ce roman, c'est la manière dont l'auteure parvient à donner une forme de vie quelque peu menaçante à l'île. L'incipit du roman est construit sur ce principe. Je reste volontairement flou pour ne pas gâcher l'effet de surprise, mais je l'ai trouvé particulièrement surprenant et tellement réussi qu'en commençant ma lecture, si l'atmosphère du roman pouvait me paraître inquiétante, j'avais néanmoins l'assurance de tenir entre mes mains de la bonne littérature.

Joël

Extrait :

Emmanuel devient un souffle, un ruisseau d'ombre. Il extrait de lui un appendice qui s'allonge et s'étend comme un bras malingre. L'extrémité de l'appendice vient appuyer contre les lèvres de Pascale qui s'écartent légèrement pour le laisser entrer. Emmanuel se réduit, il se coule peu à peu dans l'excroissance et s'introduit tout entier dans la bouche entrouverte. Passé la porte des lèvres, la cavité buccale est tapissée de reliefs qui offrent toutes les nuances du rouge, de l'incarnat et du pourpre. Exquisément creuse, elle est agitée d'imperceptibles mouvements. La respiration de Pascale caresse Emmanuel qui force le passage de la gorge et s'enfonce dans la profondeur brûlante de l'œsophage. L'air qui entre et sort l'environne d'un tourbillon amical. Il est dans les poumons, il est dans l'estomac, bientôt il empruntera le chemin du sang pour gonfler chaque veine de sa délicate substance aérienne. Il rêve qu'elle le digère, qu'elle l'assimile, un million de fois, à sa substance, répétant un million de fois le plaisir indicible de se confondre avec elle. Mais pour le moment, il la pénètre encore, il la pénètre sans qu'elle y mette de limite, il attend et repousse le moment de se disséminer, et de disparaître.
Il arrive dans ses yeux, il se cherche, il ne peut pas se voir. C'est qu'il est entré tout entier en elle. Il attend, déployé, le moment de disparaître. Mais l'explosion n'a pas lieu, pas même son amorce. Les cellules de Pascale ne le dévorent pas. Ses fluides passent et l'évitent, ils l'ignorent. Ce qui n'a pas le pouvoir d'agir sur la masse ne compte pas. Cette femme, il croyait pouvoir l'aimer mieux qu'on n'a jamais aimé. Mais non, il est mort, et quand il la possède, il la hante.

Dragons
Dragons
de Marie Desplechin - Éditions de l'Olivier et Seuil/Points - 228 pages.