Un matin de janvier, on découvre le corps gelé d’un soldat espagnol pris à mi-corps dans la rivière glacée.la Slavianka. Ceci n’aurait rien d’extraordinaire, vu la situation, si ce n’est que le soldat a la gorge tranchée et que sur la clavicule découverte on peut lire l’inscription suivante, tracée au couteau :PRENDS GARDE, DIEU TE REGARDE. Le soldat Arturo Andrade qui a découvert l’inscription, est chargé de l’enquête. C’est un ancien officier, dégradé à la suite de circonstances narrées dans des ouvrages précédents, expédié en Russie comme nombre de « volontaires ». Aidé du sergent Espinosa, Arturo va mener à bien une mission semée d’embûches car il y aura d’autres meurtres, où interviennent la franc-maçonnerie, les rivalités entre Phalange et armée, et les relations souvent tendues entre Espagnols et Allemands. Tout cela bien sûr au milieu des attaques incessantes des partisans et de l’Armée Rouge.

Dans ce roman noir qui pourrait s’intituler « Viva la Muerte sur le front russe », ce qui impressionne le plus, c’est le tableau saisissant, dressé par l’auteur, de la vie ou plutôt la survie de ces soldats perdus dans l’immensité de l’hiver russe, loin, très loin de leur Espagne ensoleillée, symbolisée par l’orange qu’Arturo garde précieusement dans sa poche. Fascinantes aussi sont les descriptions des paysages enneigés où la nuit se confond avec le jour, de lieux fantomatiques tel ce monastère orthodoxe transformé en asile d’aliénés. L’inscription gravée sur la clavicule du mort va amorcer enfin toute une réflexion sur le bien et le mal, l’ambigüité et la complexité des êtres.

Voilà :c’est un livre que j’aime beaucoup, de par l’originalité du sujet (enquête dans la Division Azul) et son atmosphère. L’auteur, Ignacio del Valle a écrit d’autres romans, mais c’est actuellement le seul traduit en français. Le dernier, paru sous le titre Los demonios de Berlin suite des aventures d’Arturo Andrade, ne devrait pas tarder à l’être… enfin, je l’espère !

Marimile

Du même auteur : Les démons de Berlin.

Extrait :

- Ici les vivants ne comptent plus, alors les morts… vous imaginez…
Quelques mois auparavant, un officier avait lancé cette phrase désespérée au sergent Espinosa ; elle résonna soudain dans sa tête comme une cathédrale.
Quelques minutes plus tôt, à son ordre qui trahissait sa surprise, les soldats s’étaient levés  comme mus par un réflexe, abandonnant dans la précipitation boîtes de singe et couverts pour attraper leurs mausers. Vus de loin, sur la surface gelée de la Slavianka, emmitouflés dans leurs lourds uniformes d’hiver, on aurait dit une colonie de pingouins à la dérive. Ils suivirent finalement le regard du sergent et, en découvrant la cause de son ordre, adoptèrent presque tous l’attitude  d’un homme à peine réveillé qui ne saisit pas encore la limite entre ce qu’il découvre et ce  qu’il voyait en rêve. Telle une vision dadaïste, une vingtaine de têtes de chevaux émergeaient, ça et là, de la rivière gelée, comme un jeu d’échecs  aux pièces identiques. Les mâchoires ouvertes, la tension des cous, les yeux affolés, tout indiquait que le froid les avait capturés en pleine course. Ce n’était pourtant pas ce tableau fantastique qui maintenait leur attention en éveil, mais l’homme pris dans la glace jusqu’au torse tout à côté d’un cheval. Pour arriver à la hauteur du corps, le sergent Espinosa avança en zigzagant entre les têtes équines. Jusque là, ils les avaient utilisés comme des  sièges improvisés pour prendre leur repas, et c’est seulement lorsque le brouillard, dense comme un mur, qui les avait accompagnés toute  la matinée, s’était  levé, que le sergent avait découvert l’homme.

Empereurs des ténèbres
Empereurs des ténèbres d'Ignacio del Valle - Éditions Phébus - 365 pages
Traduit de l'espagnol par Elena Zayas