Michelangelo, peintre et sculpteur de renom que l'on ne présente plus débarque à Istanbul sur la demande du Sultan Bajazet. Le souverain lui a passé commande d'un pont à ériger au-dessus de la Corne d'or. Il s'agit de créer une jonction entre l'Orient et l'Occident. Le génie de la sculpture (David) et de la peinture (La Pietà) est parti sur un coup de tête. Il en avait assez des rebuffades du pape Jules III. Il a laissé en plan la construction du tombeau du pape trop mauvais payeur.

En chapitres plus ou moins longs, entrecoupés de listes, des notes issues des carnets du bonhomme ou des réflexions d'un personnage dont on devinera l'identité en fin de roman, on suit Michelangelo, chrétien au milieu des mahométans, dont il ne connaît rien, ni la langue, ni les us et coutumes, s'imprégner à son âme défendant dans ce nouveau monde. Perturbé au début de son séjour, il découvre peu à peu aux côtés du poète Mesihi de Pristina que ces impies sont tout aussi férus que lui d'art, de musiques, de beauté. Il découvre qu'ils peuvent aussi être d'excellents poètes, architectes (basilique Saint-Sophie, bibliothèque de la ville) ou bien commerçants.
Cette imprégnation n'est a priori pas si aisée que cela. Le peintre est loin d'être modeste. L'homme est conscient de son talent, de son génie, de la sourde concurrence avec Raphaël et même du grand Léonard de Vinci. Il se sait adulé mais aussi haï et que bien des ennemis, tant en Italie qu'à Constantinople, attendent dans l'ombre ses faux pas. Pèsent aussi sur ses épaules la charge d'une grande famille, des désirs et passions qu'il emprisonne.

Il voudrait qu'on l'ouvre, qu'on libère la passion en lui. Il s'envolerait et brûlerait alors tel le phénix.

Pourtant, pourtant.

Il était venu pour l'argent, pour dépasser Vinci, et se venger de Jules II, et voilà que la tâche le transforme, tout comme La Pietà ou le David, l'on métamorphosé.

Ce roman est aussi un très beau portrait d'une ville, la Constantinople chrétienne devenue d'Istanbul de l'Empire Ottoman. Michelangelo déambule dans une ville cosmopolite où Andalous, Italiens, Chrétiens, Juifs, Levantins, tous sont acceptés, tous sont mélangés. Peu à peu ses préjugés de chrétien commencent à s'émousser.
Sans grands discours ou phrases pompeuses, Mathias Enard nous interroge également sur la création, les tourments quand l'inspiration, l'idée en vient pas, des influences du quotidien, des rencontres sur les œuvres futures, de la beauté que l'on peut trouver n'importe où. Cette dernière pourrait-elle changer le monde ?

Combien faudrait-il d'œuvre d'art pour mettre la beauté dans le monde ?

J'ai aimé le ton de cette histoire, tout ce que l'auteur a su broder autour de quelques bribes réelles de la vie de l'artiste.

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants est un mélange de mélancolie, de passions, de désirs exacerbés, de violence de la création, d'amertume contre ces puissants devant lesquels il faut toujours plié le genou. Comme un clair-obscur où il y a autant à déceler dans les zones sombres que dans celles placées en la pleine lumière. Alors certains peuvent décrier contre cette histoire, dire qu'il n'y a pas de contenu, que le roman est trop court, qu'il y a eu mieux comme Prix Goncourt des Lycéens. Mais le voyage, le jeu des influences, des subtiles vagues de sensualité légères comme ces parfums mélangés d'épices et de douceurs, sont tout de même bien agréables à suivre.

Du même auteur : Rue des Voleurs, L'Alcool et la Nostalgie.

Dédale

Extrait :

Le 18 mai 1506 Michelangelo Buronarroti, debout sur la brève esplanade, observe l'église qui, cinquante ans plus tôt, était encore le centre de la chrétienté. il pense à Constantin, à Justinien, à la pourpre des empereurs et aux croisées plus ou moins barbares qui y entrèrent à cheval pour en ressortir chargés de reliques  il repensera, vingt ans plus tard, au moment de dessiner un dôme pour la basilique Saint-Pierre de Rome, à la coupole de cette Sainte-Sophie dont il aperçoit le profil depuis la place où les Stambouliotes se pressent pour la prière de l'après-midi, guidés par l'horloge humaine du muezzin.
A ses côtés, Mesihi, l'enfant de Pristina, se rappelle peut-être lui aussi son émotion en arrivant pour la première fois à Constantinople, à Istanbul, depuis peu résidence du sultan et capitale de l'Empire  toujours est-il qu'il prend le sculpteur par le bras et lui dit, en désignant les fidèles qui passent dans l'immense narthex du bâtiment :
- Suivons-les, maestro.
Et Michel-Ange, aidé par la main du poète et la fascination qu'exerce sur lui le sublime édifice, surmonte sa peur et son dégoût des choses musulmanes pour y pénétrer.
Le sculpteur n'a jamais rien vu de semblable.
Dix-huit piliers de plus beaux marbres, des dalles de serpentine et des placages de porphyre, quatre arcs en plein cintre qui portent un dôme vertigineux. Mesihi le conduit à l'étage, sur la galerie d'où l'on domine la salle de prière. Michelangelo n'a d'yeux que pour la coupole, et surtout, pour les fenêtres par lesquelles s'introduit, en force, un soleil découpé en carrés, une lumière joyeuse qui dessine des icônes sans images sur les parements.
Une telle impression de légèreté malgré la masse, un tel contraste entre l'austérité extérieure et l'élévation, la lévitation, presque, de l'espace intérieur, l'équilibre des proportions dans la simplicité magique du plan carré où s'inscrit parfaitement le cercle du dôme, le sculpteur en a presque les larmes aux yeux. Si seulement Guiliano da Sangallo son maître était là. Le vieil architecte florentin se mettrait sans doute immédiatement à dessiner, à relever des détails, à tracer des élévations.

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants de Mathias Énard - Actes Sud - 154 pages