Rue de la Sardine, comme Tendre jeudi est un roman court et tendre à la fois. Steinbeck y croque la vie dans les années 30 de la rue de la Sardine, une des rues de Monterey en Californie où il a vécu quelques temps.

Il y a bien sûr tout type de personnages, de toute condition sociale. Vous trouverez Lee Chong, l'épicier chinois chez qui quasiment tout le monde se provisionne car dans sa boutique on trouve tout ce que l'on veut ou presque. Et même s'il est dur en affaire, il est loin d'avoir une pierre à la place du cœur. Faut juste savoir comment lui présenter l'affaire. Un peu plus loin, il y a la maison de passe de Dora qu'elle gère en bonne mère de famille. On n'oublie bien évidemment pas le Laboratoire Biologique de l'Ouest tenu par le sympathique Doc. Ce dernier se procure dans la nature toutes sortes de spécimen animal qu'il vend aux universités ou scientifiques du pays. Si Doc est doué d'écoute, de sympathie pour son prochain, il est loin d'être né de la dernière pluie. Cela aide parfois au vu de son voisinage.
Et puis au milieu de tout ce petit monde, gravitent Mack et ses amis. De bons vivants, mais peu enclins à s'éreinter à la recherche d'un travail. Ils constituent ce que de nos jours on présenterait comme des joyeux lurons aux caractères pas piqués des vers, vivant de combines et astuces pour récolter quelques sous qu'ils dépensent en boissons, provisions alimentaires ou quelques biens pour améliorer leur confort. Ils logent tous au Palais des coups, suite à un marché avec Lee Chong.

Si tous ces personnages ont leur importance, si l'auteur les met tous à un moment sous la lumière de son projecteur, Doc est véritablement le personnage principal. Tous dans la rue de la Sardine ont envie de "faire quelque chose de gentil pour Doc". Car tous, à un moment ou un autre a fait l'objet d'attention, d'écoute de la part du biologiste.
C'est le point de départ d'échanges, d'âpres tractations commerciales - car Mack est aussi fort que Lee Chong -, de bonnes volontés, d'actions plus ou moins bien menées entre les habitants de la rue pour offrir une belle surprise à Doc. Même Henry-le-Peintre arrête de construire son bateau qui ne prendra jamais la mer pour être de la partie. Je ne vous en dis pas plus pour préserver la délicieuse intrigue. Il est toutefois question d'une fête, d'une chasse à la grenouille des plus cocasses, de discussions presque philosophiques, d'une petite chienne qui mène son monde par le bout de la truffe, d'habitations surprenantes mais surtout de relations humaines bien rendues au plus juste.

Comme le dit dans la préface : "la Rue de la Sardine, à Monterey en Californie, c'est un poème  c'est du vacarme, de la puanteur, de la routine, c'est une certaine irisation de la lumière, une vibration particulière, c'est de la nostalgie, c'est du rêve. La Rue de la Sardine, c'est le chaos."

Ce roman peut être lu comme une suite de petites saynètes prises sur le vif de la vie quotidienne des habitants de cette rue. Un peu comme ces feuilletons TV à moult épisodes où ils arrivent quelques aventures diverses et variées. Avec le sens de l'observation sur leur quotidien, la réalité économique du moment, de son sens de la répartie, son humour plein de tendresse et d'une petite pointe de nostalgie, Steinbeck nous offre un roman des plus plaisants. Encore un de ces romans que l'on savoure gentiment un perpétuel sourire aux lèvres. Que demander de plus ?

Dédale

Du même auteur : Des souris et des hommes, À l'est d'Eden, Tendre jeudi, Tortilla Flat.

Extrait :

Doc est tout à la fois le propriétaire et l'animateur du Laboratoire Biologique de l'Ouest. Il est plutôt petit, mais un faux petit, car il est maigre et vigoureux, et quand la colère l'empoigne, il est capable de se montrer féroce. Il porte la barbe, et son visage, moitié Christ et moitié satyre, exprime la vérité. On dit qu'il a tiré d'un mauvais pas bon nombre de femmes en détresse. Il a des mains de chirurgien, un esprit froid et chaud tout à la fois. Doc soulève son chapeau quand il passe devant les chiens, les chiens le regardent et lui répondent en souriant. Il peut tuer si c'est nécessaire, mais il est incapable de causer une blessure pour le plaisir, même une blessure de sentiment.
Il n'a qu'une peur : c'est de se mouiller la tête, cela fait qu'été comme hiver, il porte un chapeau pour la pluie. Il peut marcher dans la marée montante avec de l'eau jusqu'aux aisselles sans souffrir de l'humidité, mais une goutte de pluie sur la tête, et il s'affole.
Longtemps, Doc a plongé dans la Rue de la Sardine pour y chercher, inconsciemment, une détente. Il est la source de toute philosophie, de toute science, de toute poésie. C'est au Laboratoire que les filles de chez Dora ont entendu de la musique grégorienne et du plain-chant pour la première fois. Et Lee Chong écoutait, pendant qu'on lui lisait Li Po en anglais. Henry-le-Peintre, a eu là sa première audition du Livre de la Mort, et cela l'a touché si fort, qu'il en a changé sa manière. Auparavant, pour peindre, Henry se servait de colle, de rouille et de plumes colorées de poulets, mais ses quatre tableaux suivants ont été entièrement exécutés avec des sortes différentes de coquilles de noix.
Doc a ce don de pouvoir écouter toutes vos sottises, et d'en confectionner une sagesse à votre usage. Son esprit ne connaît pas de limites, sa sympathie est infaillible. Il sait raconter aux enfants des choses si profondes, qu'ils les comprennent. Il vit dans un monde de merveilles et de frémissements. Il est concupiscent comme un lapin et ravissant comme l'enfer. Tous ceux qui le connaissent lui doivent quelque chose. Et chacun, en pensant à lui, se dit incontinent : "Il faut absolument que je fasse quelque chose de gentil pour Doc."

Rue de la sardine
Rue de la Sardine de John Steinbeck - Folio - 213 pages
Traduit de l'Américain par Magdeleine Paz