Comment ne pas penser au terrifiant Château de Kafka ! Mais la ressemblance est subtile. Philippe Claudel explore davantage le côté social du monde. Là où chacun est réduit à un rôle, dans un système impersonnel et asexué de fonctions, de rouages, un grand mécanisme sans intelligence dans lequel ces fonctions, ces rouages interviennent et interagissent en vue de le faire fonctionner (p. 221), l'Enquêteur n'est qu'un rôle parmi d'autres. Le roman est nourri de théâtralité, avec des entrées et des sorties fracassantes, des personnages dont le masque est figé pour l'éternité, des répétitions et des scènes qui semblent déjà écrites. L'Enquêteur se perd dans cet univers forcément faux, totalement onirique et qui n'était en rien la vie. (p. 142) Et qu'est-ce que le roman, le récit, si ce n'est une apparence de réel sans le souffle de la vie ?

L'absence totale d'anthroponymie ou de toponymie rend l'onomastique factice : l'intrigue se déroule nulle part et est menée par personne. La non-personnalisation des protagonistes ou des lieux rend le récit universel mais intangible, encore plus impalpable. Dans l'impossibilité de nommer, de s'accrocher à des référents qui ne soient pas schématiques, le texte devient un canevas désincarné et transposable à l'infini. Le récit n'en est que plus percutant. En n'accusant personne, il désigne tout le monde.

Les 23 suicides dénombrés dans l'Entreprise, gigantesque matrice tentaculaire qui englobe la Ville - qui est la Ville - l'énigmatique portrait du vieil homme qui préside chaque lieu, les appels désespérés d'un inconnu, le sentiment de mort que ressent l'Enquêteur et le final dans une plaine désertique font de ce roman une somme d'angoisse et de questionnements. S'agit-il d'un voyage initiatique ? D'une acceptation de la mort ? D'un futur apocalyptique ? D'une réalité différée ? D'une critique de la société qui tue et engloutit ses membres sans considération aucune ? Après tout, qu'importe la réponse. Le lecteur est l'Enquêteur, l'auteur est le Fondateur, le texte est l'Entreprise. Chacun doit tenir sa place, même s'il ne la connaît pas et ne la comprend pas. Le Fondateur ne sait pas ce qu'il a fondé, l'Enquêteur ne sait plus sur quoi il doit chercher. Ultime réponse, à mettre en regard de la première phrase citée : Ici, c'est en se bandant les yeux qu'on réussit à voir. (p. 262)

Philippe Claudel signe un texte fort qui, s'il m'a moins enchantée que Le rapport de Brodeck, n'en reste pas moins une réussite stylistique. Je l'ai lu en deux heures, happée par le destin malchanceux de l'Enquêteur, avide de poursuivre avec lui l'expérience glaçante d'un univers dénué de logique apparente. Encore une belle découverte de la rentrée littéraire 2010 !

Du même auteur : Parfums, La petite fille de Monsieur Linh, Le paquet, Parle-moi d'amour, Le monde sans enfants et autres histoires, Le café de l'Excelsior

Lili Galipette

Extrait :

Lorsque l’Enquêteur sortit de la gare, il fut accueilli par une pluie fine mêlée de neige fondue. C’était un homme de petite taille, un peu rond, aux cheveux rares. Tout chez lui était banal, du vêtement à l’expression, et si quelqu’un avait eu à le décrire, dans le cadre d’un roman par exemple, d’une procédure criminelle ou d’un témoignage judiciaire, il aurait eu sans doute beaucoup de peine à préciser son portrait. C’était en quelque sorte un être de l’évanouissement, sitôt vu, sitôt oublié. Sa personne était aussi inconsistante que le brouillard, les songes ou le souffle expiré par une bouche et, en cela, il était semblable à des milliards d’êtres humains.
La place de la gare était à l’image d’innombrables places de gares, avec son lot d’immeubles impersonnels serrés les uns contre les autres. Sur toute la hauteur de l’un d’eux, un panneau publicitaire affichait la photographie démesurément agrandie d’un vieillard qui fixait celui qui le regardait d’un œil amusé et mélancolique.

L'Enquête
L'Enquête de Philippe Claudel - Éditions Stock - 288 pages