Le livret m'a semblé intéressant. Il comporte une succession de tableaux évoquant dans un ordre essentiellement chronologique la vie de la poétesse. On y trouve de nombreuses références à son œuvre sans que beaucoup de ses vers soient prononcés. Le livret est en prose ; on entendra quelques jeux de sonorités (assonances), mais pas de rimes.
Les deux grilles de lectures principales sont celles qui concernent
d'une part la pression exercée par le pouvoir soviétique (Akhmatova a été
interdite de publication après la révolution d'octobre) et d'autre part la
relation à son fils Lev (curieusement prononcé Lev
ou bien
Liev
suivant les interprètes). À la lecture du livret, c'est plutôt
ce deuxième élément qui domine et c'est là une originalité de cet opéra (la
relation entre une mère et son fils adulte n'ayant apparemment jamais été
au centre d'un opéra ; les créateurs avancent dans le programme l'idée que
le Stabat Mater était en la matière indépassable). Pouvoir et
famille sont bien sûr très liés puisque si Lev est une première fois
emprisonné, c'est parce qu'il a défendu publiquement son père Goumilev. Il
apportera longtemps un soutien indéfectible sa mère, mais une fois rentré
du goulag, il lui fera des reproches et rompra avec elle.
Parmi les griefs que l'on pourrait faire à ce livret figure le relatif manque d'action qu'il recèle. (C'est très subjectif, mais je ne suis pourtant pas de ceux qui trouvent par exemple qu'il ne se passe strictement rien dans l'opéra Siegfried de Wagner ; et il y en a !) On trouve plutôt une suite de situations où ce n'est pas tant l'action que le texte qui importe... On pourrait aussi critiquer le livret à cause que l'on a parfois l'impression d'être comme au milieu d'une sorte de commentaire-documentaire historique. Une autre difficulté réside dans la longue période de temps qui s'écoule dans l'opéra : plus d'une vingtaine d'années. Elle est en partie résolue par la succession des tableaux avec des changements de décors à vue de façon continue (il n'y a qu'une interruption pour l'entr'acte avant le troisième acte).
Parmi les quelques éléments du livret qui renvoient à l'œuvre
d'Akhmatova, le plus frappant est celui qui cite l'avant-propos de
Requiem, son recueil de poèmes qui n'a d'abord été transmis que
par voie orale à des proches. Parmi les poèmes d'Akhmatova que j'ai pu
lire, c'est ce recueil qui m'a semblé le plus accessible (c'est aussi ce
que dit le librettiste dans le programme). Il rend compte d'une expérience
partagée avec d'autres femmes faisant comme elle la queue devant les
prisons staliniennes pour passer quelque colis à un fils ou à un époux
incarcéré. Après qu'une femme l'a reconnue, une voisine de file d'attente
lui demande Et ça, vous pouvez le décrire ?
. Elle répond Oui, je
le peux.
. Cette scène, qui aurait vraisemblablement eu lieu vers 1938,
a été déplacée dans l'opéra après la mort de Staline.
Dans le livret, on trouve aussi des références aux insomnies d'Akhmatova, qui sont presque des personnages de ses poèmes. Elles sont aussi propices à l'apparition de la Muse qui lui révèle ses vers, tout comme avant à Dante (référence explicite au poème À la Muse (extrait du recueil Roseau), même si la Muse n'est pas mentionnée à cet endroit du livret, ce qui m'a paru maladroit) ou à Pouchkine (et bien plus tard à Vikram Seth...). Dans un train qui éloigne Akhmatova de Leningrad lors de la deuxième guerre mondiale, elle traduit avec son amie Lydia le roman Alice in Wonderland (en anglais dans le texte !). Ceci ne manque pas de surprendre ! Il s'agit-là encore sans aucun doute d'une référence à son poème Au-delà du miroir (appartenant au cycle Vers de minuit) et au fait qu'empêchée de publier ses poèmes, elle a vivoté de traductions.
S'il est courant pour les musiciens d'utiliser les œuvres des poètes pour les mettre en musique (ce qu'ont fait au moins Prokofiev et plus récemment György Kurtág pour Akhmatova), il est plus rare de mettre en scène des écrivains sur une scène d'opéra. Le seul autre exemple qui me vienne à l'esprit est celui d'E.T.A. Hoffmann qui a suscité une pièce de théâtre de Barbier et Carré qui donna lieu ensuite à l'opéra Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach. Le traitement y est très différent, puisqu'il s'agit dans ce cas-là d'un opéra-fantastique où les personnages des contes d'Hoffmann, et en particulier les personnages féminins, viennent hanter l'écrivain, l'effet de l'alcool aidant, à l'entr'acte d'une représentation de Don Giovanni. (Je me permets cette digression parce que quelques uns des poèmes de notre poétesse renvoient à Hoffmann et à ses personnages !) Dans Akhmatova, c'est véritablement la vie de la poétesse qui fait le drame. Tout au long de l'opéra, une attitude qu'elle prend souvent est celle de la résignation, mais ce n'est vraisemblablement qu'une posture. Elle ne peut plus publier de poèmes. Elle admet n'être bonne à rien, alors qu'elle pourrait gagner de l'argent en écrivant des romans. Devant des universitaires anglais venus lui rendre visite, elle semble reconnaître que le pouvoir a raison de l'opprimer, elle et son fils. (Le livret donne d'ailleurs de mauvais rôles aux universitaires anglais, alors que, même si elles ne furent apparemment pas du goût des autorités, les premières visites de l'anglais Isaiah Berlin étaient apparemment tout ce qu'il y a de plus amicales.)
Les décors et costumes de cette production d'opéra sont presque sans
couleurs. Blanc, gris, noir dominent. Seul le personnage insouciant et sexy
de la comédienne Faina apparaît en rouge lors de la scène se déroulant à
Tachkent où des artistes ont été évacués pendant la guerre. Dans le décor,
l'image qui domine est celle d'une esquisse d'Akhmatova faite par
Modigliani en 1911 lors d'un des voyages de la poétesse à Paris (c'est
l'image qui apparaît plus bas en couverture
). Ainsi, dans la
première scène, alors qu'Akhmatova a l'impression d'être espionnée, on en voit
de nombreuses copies déplacées par des hommes invisibles venir l'entourer. La scénographie est assez intéressante. Des éléments de décors
coulissent dans des rails au sol pour prendre leur place. Lors des
modifications dans le décor entre les scènes, une sorte de grand pan de mur
défile d'un côté à l'autre de la scène, occultant provisoirement certaines
parties de la scène et révélant ensuite la nouvelle configuration. Pour
signifier un changement d'époque suite à la mort de Staline, on voit à un
moment une succession de photographies projetées (en noir et blanc bien
sûr) dont la première représentait de Staline dans son cercueil. La mise en
scène est plutôt sobre. Les chanteurs jouent raisonnablement bien la
comédie
, même si on aimerait parfois que ce soit un peu plus limpide
(dans une grande salle comme celle de l'Opéra Bastille, il se trouve
parfois des situations où on ne voit pas qui chante ! c'est à mon avis à la
mise en scène, et aux lumières, d'y remédier en le suggérant !). Je ne sais
pas si c'est pour répondre malicieusement aux critiques (au moins en partie
justifiées !) qui l'accusent de ringardisme dans sa programmation, mais il
est à noter que Nicolas Joel est loin d'avoir respecté toutes les
didascalies de son dramaturge ! Certaines ont été extrapolées plutôt
intelligemment, comme lorsque vers la fin du premier acte, après
l'arrestation de Lev, Akhmatova veut détruire les poèmes : on voit alors
Lydia jeter un dernier regard aux feuillets comme pour les apprendre par
cœur.
Venons-en maintenant à la musique et à la façon dont le texte s'y inscrit. La musique de Bruno Mantovani utilise un orchestre qui comporte un important effectif d'instruments à vent et de cuivres ! Du côté des cordes (frottées), les parties les plus intéressantes semblent avoir été confiées aux familles d'instruments les plus graves. Les percussions ont également une certaine importance. À noter aussi, l'instrument exotique utilisé cette fois-ci par Mantovani est l'accordéon (dans son ballet Siddharta, c'était une guitare électrique !). Ce qui me frappe le plus dans cette musique, c'est la quasi-absence de mélodie ! Une des fonctions de la musique semble être de marquer les rebonds dans les états d'âme de la poétesse. Elle est manifestement très tourmentée ! Dans la dernière scène, alors que l'attitude d'Akhmatova est toute intériorisée, on entend un long développement symphonique, qui m'a beaucoup rappelé l'œuvre Postludium (à Akhmatova) qui avait été créée Salle Pleyel en novembre dernier. (Certains passages de ce finale m'ont encore une fois fait penser à quelque passage de Salomé de Richard Strauss.)
Si j'ai plutôt apprécié les parties instrumentales de l'œuvre, je ne
suis pas particulièrement ravi par la façon dont le texte s'y est inséré,
et c'est d'autant plus dommage que j'ai aimé le livret ! C'est un problème
récurrent dans la musique française depuis Lully que de savoir comment
mettre en musique notre langue... puisque beaucoup trouveront toujours plus
jolies les plus ignobles niaiseries chantées en italien que la mise en
musique des vers de nos meilleurs poètes ! Une expérience unique fut
réalisée par Debussy dans Pelléas et Mélisande dans lequel le
compositeur demandait aux chanteurs de désapprendre de chanter. En écoutant
le premier acte d'Akhmatova, j'ai souvent pensé à la façon dont
Debussy utilisait la voix dans une sorte de récitatif dans lequel le rythme
est assez proche de la voie parlée (cela dit, entre les passages
chantés-parlés, la musique de Debussy est bien plus mélodique que celle de
Mantovani). Cela me fait un peu penser à Pelléas, mais cela s'en
éloigne pourtant beaucoup. En effet, dans Akhmatova, les
interprètes chantent les phrases en opérant des ruptures, autant dans les
rythmes que dans les registres, ce qui est quelque peu désagréable, surtout
au début de l'opéra. Le problème de la prononciation disgracieuse du
e
final a été résolu
par la défense de les prononcer et
au-delà par l'introduction de bien plus d'élisions qu's'permettent
d'ordinaire les francophones dans la voie parlée. Souvent, alors même que
je lisais le texte des sur-titres (et que j'avais déjà lu deux fois le
livret avant), je ne pouvais pas reconnaître le texte dans ce que les
interprètes chantaient. En effet, soit certains bouts de phrases étaient
prononcées à une vitesse folle, soit certaines syllabes passaient tout
simplement à la trappe. (Cela m'a surtout choqué lors du premier acte.) Il
est à noter qu'à certains moments, l'orchestre prenant le dessus, certains
chanteurs deviennent tout à fait inaudibles.
Les rôles d'Akhmatova et de sa confidente Lydia sont chantés par deux mezzo-sopranos. J'ai presque préféré la performance de Varduhi Abrahamyan (Lydia) que j'avais déjà entendue dans Giulio Cesare à celle de Janina Baechle (Anna Akhmatova). Le rôle de la comédienne Faina exige de Valérie Condoluci (que j'avais aussi appréciée dans La Fiancée vendue) de monter très haut dans l'aigu. Pour rendre ridicule le personnage du représentant de l'Union des écrivains, on l'a confié à un contre-ténor (Christophe Dumaux). Le chanteur qui m'a fait la meilleure impression est Atilla Kiss-B (Lev Goumilev). Si j'ai trouvé que la musique manquait de mélodie, il s'est trouvé un bref passage pour me consoler : le beau chœur de femmes que l'on entend à la troisième scène du troisième acte.
Si on excepte la création de Judith de Philippe Fénelon à laquelle j'avais assisté Salle Pleyel en 2007 (opéra avec un seul personnage, et sans mise en scène), c'était ce lundi soir la première véritable création d'opéra à laquelle j'assistais. Je suis plutôt agréablement surpris. (La salle a fourni un très bon accueil à cette œuvre, alors que selon la coutume parisienne, les nouvelles productions sont saluées par des huées. Cela dit, il en eût peut-être été autrement si le metteur en scène et aussi directeur de l'Opéra Nicolas Joel était venu rejoindre l'équipe de production sur scène lors des saluts.)
Extrait :
Cette nuit encore, elle est revenue.
Elle sait que je l'attends... et elle vient toujours...
À côté d'elle, la jeunesse, les honneurs, la liberté ne sont rien...
Le monde entier m'a oubliée,
personne ne se doute de nos entretiens.
Je lui ai demandé : est-ce toi qui a dicté au Dante son Enfer ?
Oui, c'est moi...
Tu es bien à plaindre, mon fils, d'avoir une mère pareille.
Va te coucher...
Je n'ai pas encore terminé...
Va...
Akhmatova, opéra en trois actes de Bruno Mantovani, livret de
Christophe Ghristi, disponible
sur le site de l'Opéra (lien
direct), également dans le programme vendu 12€ lors des représentations
et dans les boutiques de l'Opéra, 60 pages.
Présentation
sur le site de l'Opéra — Représentations les 28, 31 mars, 2, 6, 10
(14h30) et 13 avril à 19h30 à l'Opéra Bastille — Cet opéra sera diffusé sur France Musique le 27 avril à 20h.
Commentaires
mercredi 6 avril 2011 à 21h16
je vous prpose la vison suivante de ce spectacle magnifique :
AKHMATOVA Opéra , Bruno Montovani , Opéra Bastille , Paris , 30 Mars 2011
Ce souffle glacé qui a traversé la mer
Ces grands arbres qui me parlent depuis l’enfance
Seigneur prends moi tout ,mais que me poursuivent encore cette fraicheur et ce murmure
Bonjour A.,
La dernière fois , je vous ai emmenée au fil de mes mots, je vous ai raconté une toile , un espace , un souffle de vent , un coin de soleil , un sourire arraché , une brisure comblée , une attente réussie .Je vous ai prise dans mes bras , vous ai serrée très fort , vous ai lâchée , vous sentiez encore mes bras vous entourer , raconter une histoire , une prise de conscience , de lustre ,de mécanisme . Ici, ce soir, je ne vous apporte rien, je n’ai plus de mots, ou plutôt je les ai mais je vais vous emmener au delà ou autour ou au bout ou au dessus , je ne sais pas mais les mots ne suffisent plus . Je vais vous rajouter quelques images , quelques notes de musique , je vais vous raconter cette salle gigantesque , devenue glaciale , clairsemée , où l’on s’assied lourd après une journée de travail , un petit somme dans le train , un café au bar , un coup de téléphone à ceux qui sont chers .
Ca commence bien , des personnages gris , un décor épuré , des hommes qui se regroupent, un air de musique qui n’en n’est pas un , des notes qui arrivent , amènent on ne sait où dans ce décor blafard et immense , des cadres mobiles qui glissent et ouvrent des zones serrées ,repliées . Et pourtant les mots seront là , ceux d’Akhmatova , partout , non dits , comme secrets , on ne touche pas ces secrets là quand on n’est pas russe , spectateur , ces mots là forment poème , vers , diction , en écriture cyrillique , la traduction traduit come elle peut ,elle ne traduira pas les gens récitant ces vers cachés par cœur, des vers qui tiennent debout sur la terre , pied à pied , rime à rime et disent le flot du vent , le bruissement des feuilles , la tristesse du départ , des seuils franchis sans retour . Akhmatova sera brinquebalée , tirée , déchirée , broyée , Akhmatova mentira , jurera , se tirera salement d’affaire , ses proches périront ou presque , les dictatures assassinent , elles ne protègent pas ,n’avancent que pour vous pousser au dehors , ceux qui pleurent les tyrans pleurent un petit père illusoire , un point d’attache irréel , après tant de nuées opaques , de flux et de reflux mortels , cruels , insipides . Pas une seule couleur au long de ce spectacle magnifique , seul le moment de l’exil à Tachkent en fournit une le temps d’une scène , un rouge , vite repris par un quotidien de destructions, pilages , viols , terreur imposée sans fin , en reprise perpétuelle . Le désespoir n’existe plus , l’espoir non plus et la musique va son train , incompréhensible , sans queue ni tête et pourtant on écoute ,on suit , les cris surgissent , rappelant l’ignominie , le creux intense qui tout à coup s’ouvre et offre sa béance , sa solution finale . La foule s’entasse dans un train , chante encore , récite des vers devenus communs , les mots viennent , souterrains , chacun d’entre eux forme zone de résistance , impromptu , incroyable mais su de chacun , histoire de tenir serrée une chaleur , un coup de force , une attente ultime . Les destructions détruisent , le décor part cul par-dessus tète , l’ennemi est au dedans , pas les allemands ,mais les bolcheviks , sans foi ni loi , sauf la leur , les bolcheviks ignobles , espions , fourbes , châtrés mais qui tiennent leur monde , celui là . Lev , fil d’Akhmatova trouvera des mots , des mot très durs , pour sa mère qui ne l’a pas soutenu , aimé , élevé comme il le fallait , il garde la trace de ce manque atroce au-delà de ses incarcérations , déportations , tortures inutiles . Il n’est pas devenu un rebelle , un révolté , il est un fils perdu . Et pourtant, sa mère , rejetée , jetée physiquement à terre , anéantie ,se relève , s’assied et prononce ces mots du début , et le spectateur sent ce frémissement là , ce murmure là . Abattue , brisée, trahie jusqu’à la corde , jusque dans la moindre parcelle de ses mots , jusque dans le moindre creux de son corps , Akhmatova s’assied et sent encore et encore ce murmure , cette fraicheur , elle l’attend et donc le forme , le tend devant elle , une forêt de bouleaux qui tombent du ciel , écartent la douleur , scindent la faiblesse , le creux , le désespoir .