Dans le Londres imaginé par Sam Mills, la population vit sous le regard permanent des caméras de surveillance ; l'alcool est prohibé ; les adolescents n'ont plus le droit d'écouter de la musique autre que les classiques diffusés en classe ; ils se gavent de Pilules Bonne Conduite ; à 16 ans, tout individu doit fournir l'empreinte de son iris et un échantillon d'ADN pour compléter le fichier national ; les exécutions publiques sont devenus des spectacles populaires où il est de bon ton de se montrer, etc.

Black-Out est donc une énième dystopie pour adolescents, à ceci près qu'elle place la lecture au centre de son propos. Tout au long du récit, on retrouve les grands classiques de la littérature britannique : Le Paradis perdu, 1984, Sa majesté des mouches, L'Amant de lady Chatterley, Harry Potter, etc. Tous ces romans ont été interdits, car jugés trop subversifs pour la jeunesse. Les adolescents ne connaissent donc que les versions ré-écrites, conformes aux souhaits du nouveau gouvernement. Stefan sait bien qu'il existe d'autres versions, puisque son père les conserve dans le coffre en attendant leur destruction, mais il n'a jamais osé bravé l'interdit. Pourtant, l'arrestation de son père par les Censeurs et son placement à l'Institution puis dans une famille d'accueil vont modifier la donne. Et si son père avait raison ? Si les livres n'étaient pas dangereux mais au contraire nécessaire à l'équilibre de la population ? Et que contient donc cet Attrape-Cœur, Le livre interdit par excellence ?

L'ingéniosité de Sam Mills est d'avoir construit son roman comme un véritable thriller : avec un rythme effréné et un style très simple, la romancière entraine ses jeunes lecteurs dans un récit haletant et riche en rebondissement, tout en les amenant à s'interroger sur des principes plus complexes. Il est en effet question du pouvoir de l'imagination, des régimes totalitaires, de la liberté d'expression, de la nécessité de débattre et contester, des moyens de lutter contre l'oppression. Aucun des personnages du roman n'est totalement noir ou blanc, à l'instar d'Omar Shakir, écrivain-religieux ami du père de Stefan, qui se révèle un personnage trouble et complexe. Sam Mills ne tombe donc pas dans une vision manichéenne trop simpliste et cela sera sans doute déconcertant pour certains lecteurs, habitués à ce qu'on leur pré-mâche les interprétations à tirer d'un roman.

Enfin, ce récit à une autre qualité non-négligeable, c'est qu'il ouvre l'appétit pour d'autres lectures. À force de lire que l'Attrappe-Cœur est LE roman subversif par excellence et qu'il représente un réel danger pour l'équilibre psychique de la jeunesse, je ne doute pas qu'en refermant Black-Out, nombre d'adolescents auront envie de se plonger dans ce récit de J-D. Sallinger. Et pourquoi, soyons fous, de lire également les autres romans cités dans Black-Out.

Laurence

Extrait :

- Bien, a dit Mrs Kay avec un grand sourire crispé. Que pensez-vous de la fin de la fin de 1984 ?
Il y a eu un long silence. Chaque fois que Mrs Kay nous questionnait sur les livres, personne ne savait trop quoi répondre.
Elle m'a regardé d'un air enjôleur, en inclinant la tête sur le côté.
- Stefan. Qu'en as-tu pensé ?
- Heu… J'ai bien aimé.
De petits rires ont retenti et j'ai haussé les épaules. J'ai regardé Mrs Kay droit dans les yeux et j'ai répété :
- Ça m'a plus, Mrs Kay.
Derrière moi, Jasper a chuchoté : « Rat de librairie » entre ses dents.
- Continue Stefan. [...] Qu'est-ce qui t'a plu ?
- Ben… c'est une belle histoire qui finit bien. D'accord, Winston est un peu rebelle au début, mais à la fin il comprend que le gouvernement a raison, et puis ils se marient et ils ont des enfants, et tout le monde est content. (J'ai compris que je baratinais pour ne rien dire et j'ai essayé de trouver quelque chose d'intelligent à ajouter.) Donc je pense que ça parle de l'individu… l'individu… qui apprend à vivre en harmonie avec la société et à respecter le gouvernement.
- On pourrait dire que Big Brother symbolise un force divine qui imprègne la société dans le but d'apporter la paix à tous.
- Euh, voilà, c'est exactement ce que je pensais. [...]
J'ai éprouvé un désir ardent d'attirer de nouveau son attention. Sans réfléchir, j'ai levé la main.
- Oui Stefan ?
Soudain, je me suis senti mal assuré, mais, puisque son sourire était encourageant, j'ai demandé tout de go :
- En quoi l'ancienne version de 1984 était-elle si mauvaise que le gouvernement à dû la Récrire ?
Le sourire de Mrs Kay s'est volatilisé. On aurait dit que mes parole se répondaient en flottant dans la pièce comme les émanations d'une boule puante. tout le monde a remué, m'a regardé, et j'aurais voulu pouvoir chasser la mauvaise odeur.

Black-Out
Black-Out de Sam Mills - Éditions Naïve - 435 pages
Traduit de l'Anglais par Valérie Le Plouhinec