Et l'on continue avec Chez Bibi et son petit côté fantastique bien sympathique. Cette fantasmagorie pas vilaine à lire car fort bien menée est d'Alexandre Sordet. Juste par quelques indices semés par-ci par-là, le lecteur finit par comprendre ce qui cloche Chez Bibi, ce snack-bar planté au bord d'une route dans un coin paumé où personne ne passe jamais. On se laisse mener par les personnages, les dialogues. On devine assez vite de quoi il en retourne, la chute surprend juste ce qu'il faut. Bibi la propriétaire et les deux hommes qui sont à ses côtés, les serveur et cuistot s'entraînent très souvent pour être parfaits le jour où un client passerait le pas de la porte. J'ai aimé également l'idée de l'obsession de Bibi à vérifier si l'arbre mort devant le snack avait ou non poussé un peu. L'arbre est pris comme la mesure d'un temps qui continue à couler.

Dans un autre genre, Dvoïrel de Pauline Feray est une nouvelle qui prend au cœur par sa sobriété de ton, par ce regard d'enfants que Micha a dû rester depuis le moment où il a quitté ses parents. Son amour intact pour sa famille et surtout sa petite sœur Dvoïrel. Une belle nouvelle menée intelligemment pour aborder les massacres de villages entiers de juifs et tziganes en Biélorussie et Ukraine, ce que l'on appelle de nos jours la Shoah par balles perpétrée par les Waffen SS en 1941 et 1944.

Et puis vient La tartine d'Aurélia Demarlier, une de mes nouvelles préférées de cet opus 2011. Elle vous saisit sans en avoir l'air, jusqu'au coup de poing final. Ses sujets : la vie, la mort appréhendés par une petite fille qui n'a pas encore les mots, mais qui comprend déjà bien des choses. Petite elle n'a pas de mots, plus grande, elle ne voit plus l'intérêt de dire. Elle s'est enfermée dans le silence. A la fin de la lecture, on souffle un grand coup parce que l'on n'a même pas réalisé de l'avoir retenu au fil des pages qui tournent allègrement. Il y a dans ce texte un rythme, une ambiance si détachée qu'ils glacent les sangs. Une telle maîtrise de son sujet, du ton est vraiment saisissant. C'est une nouvelle qui me conforte encore plus à ne pas aimer le Nutella. J'ai trouvé excellente idée que de focaliser le propos sur cette pâte brune. On associe tous la mort ou certaines mauvaises nouvelles à un geste, un objet, quelque chose qui reste gravé longtemps dans nos souvenirs. Maestria à faire en fin de texte référence à ce qui a commencé. La boucle est bouclée.

L'Eldorado est le bar miteux de S. où se retrouve des hommes en perdition, toujours rêvant d'une vie meilleure. Ils sont tous en attente de quelque chose ou d'une situation qui éveillerait un espoir, quelque chose pour remplacer leurs remords, l'ennui. La rencontre avec les frères Fishers change le destin des habitués du bar d'Alvaro. Les Fischer ont un talent, celui de transmettre leur enthousiasme, leur confiance en leurs capacités. Ils donnent à tous une histoire, un destin. Si l'idée de départ m'a enchantée, si j'ai dévoré la nouvelle rapidement, je n'en ai malheureusement pas compris la chute. C'est assez frustrant.

Et puis et puis il y a ce plaisant et presque loufoque Conte d'une maison bête. de Karim Haroun. Un texte très agréable et original. Quant à la Peau de nonne, je veux l'oublier tant elle m'a horrifiée - cela n'enlève absolument rien à sa qualité première -, bien au contraire. Comme je ne peux de nouveau être submergée par la tristesse et la révolte ressenties avec L'œuvre de la pierre. Je ne peux pas oublier cette petite somalienne lapidée parce que violée par trois hommes. Les miliciens qui l'ont condamnée n'auraient également pas compris comment Aïcha s'évade de cette barbarie en visitant les salles du musée qu'elle s'est construit dans sa tête. On s'évade comme on peut quand la réalité a perdu totalement pieds et la raison. Je n'en suis pas encore remise. Au point qu'il m'a fallu plusieurs jours avant de revenir à ma lecture et me plonger dans la dernière nouvelle sélectionnée : la vie passe toujours deux fois.

En conclusion : tous ces jeunes auteurs en herbes, ceux cités ici et les autres aussi sont tous impressionnants chacun à leur façon. Une fois encore, je reste pantoise devant tant d'inventivité, de sérieux à rendre la puissance des émotions, de leurs mots. Bien évidemment, je n'ai pu parler en détails de chacune des nouvelles présentées dans ce millésime. C'est dommage mais c'est pour mieux titiller votre curiosité, susciter l'envie, je l'espère impérieuse, de les découvrir toutes par vous-mêmes. Il ne faut pas hésiter. C'est encore un régal d'ouvrir un tel recueil parce qu'une année sur l'autre, on ne sait absolument pas ce que l'on va y trouver, quelles émotions vont émerger, submerger le lecteur. Je n'ai qu'une hâte : laisser décanter un peu, revenir sur certains textes et puis tenter de patienter au mieux jusqu'à la cuvée 2012. Vite, vite !

Dédale

Extrait :

La tartine

Une table. Un pot de Nutella. Et une tartine. Voilà comment commence ma vie. Par cette première image. Image indélébile d'une tartine qu'aucun de nous ne mangera. A ma droite, ma mère. Muette. A ma gauche, mon frère qui comme moi attend que quelqu'un prenne la parole. Des mots flottent dans l'air. Des mots inaudibles mais palpables. La cuisine tel un sanctuaire où parler serait un crime. Le couteau dont le bout est arrondi (il ne faudrait pas que les enfants se blessent) s'enfonce dans la pâte molle. Le suspense est à son comble. La lame s'aplatira-t-elle sur la tranche de pain pour y déposer une couche de mélasse brune ? La couche sera-t-elle suffisamment épaisse, suffisamment sucrée pour faire oublier ce qui se joue à cet instant ? Je sais parler mais je suis trop petite pour prononcer ces mots. ces mots ne sont pas encore des mots pour moi. C'est quelque chose qui flotte dans l'air, qui donne au Nutella une couleur de boue. C'est quelque chose qu'on sait sans le savoir. Quelque chose que l'on redoute. Un intrus qui tente de pénétrer par effraction dans votre tête d'enfant, vous qui attendez que votre mère vous rassure, dépose un baiser sur votre front en disant : "Ce n'est qu'un fantôme, ma chérie", "Ce n'est pas réel". Mais maman fait des tartines. C'est sa façon à elle de nous protéger. Tout à coup, le couteau enduit de boue se fige dans les airs. Comme si un vent glacé venait de congeler le bras de maman. Mon frère est en train d'accoucher d'une phrase.
Je lui en veux déjà. je lui en veux parce que je sais ce qu'il va dire. Il va poser tout haut la question que je me pose tout bas. Il va demander exactement ce que je voudrais savoir. exactement ce que je ne veux pas savoir. Quand j'y repense, je me dis que s'il n'avait pas poser la question, cela aurait encore pu durer des jours, des semaines, des mois, voire des années. Comme quand mon chien a disparu et que j'ai attendu trois semaines avant d'oser demander où il était passé et que maman a répondu "Je ne sais pas'. Personne n'a jamais décrété qu'il était mort et c'est pourquoi pendant longtemps, j'ai cru qu'il ne l'était pas. Même si, le temps passant, j'ai dû me rendre à l'évidence. Mais, distillée à travers les années, la vérité perd de sa férocité.

L'idiot du village et autres nouvelles
L'idiot du village et autres nouvelles, Prix du Jeune écrivain 2011 - Éditions Buchet-Chastel - 272 pages