Le monde a changé depuis que la nef endommagée d'une population extra-terrestre s'est servie de la toute nouvelle Tour de Mr Eiffel comme pont d'amarrage. Bien sûr, les autorités françaises ont vu là une opportunité sans précédent.
Evident, encore, le fait que Napoléon a profité de l'alliance avec cette population pour augmenter son pouvoir et changer radicalement la donne politique et stratégique. Il est bien sûr superflu de préciser que la Liberté n'a jamais remis les pieds sur le sol français et que les exilés massés à Guernesey autour du Maître y sont restés.

Cependant, l'arrivée des Ishkiss, dont on ne sait finalement pas grand chose, a ouvert d'immenses horizons. Dont la colonisation de la Lune.
Et c'est sur la Base Cyrano, tout près de la mer de la Tranquillité, qu'est tout l'enjeu du bras de fer entre les Communards, Frondeurs et Rebelles de tout poil contre l'Empire qui finalement ne s'est jamais aussi bien porté.

Plus de dix ans après la publication du premier volume de cette trilogie, les Editions Mnémos frappent un grand coup et emmènent leur lectorat en orbite, à la suite de Johan Héliot et de ses idées débridées.
Car il faut bien dire que pour une fois qu'un auteur arrive à décrocher la lune, autant que le public en profite. Et c'est un festival que nous propose l'auteur. Une trilogie complète à la croisée des genres, entre Science-Ficiton, roman historique, roman d'aventure, Steampunk, humour, un brin de polar, de l'analyse politique, du pamphlet et de la satire sociale. Tout est là, tout y passe, et le tout dans le plus grand sérieux.

On a dit de Johan Heliot qu'il avait inventé le "Steampunk à la française". Il faudrait peut-être dire un mot sur ce dont il s'agit.
Dans le vocable des initiés, le terme de Steampunk est un pied de nez à la mouvance Cyberpunk des années 80. Il s'agit donc non pas de récit futuriste et androïdesques, mais bien de revenir dans le passé pour le repenser tel qu'il aurait pu être. C'est donc une uchronie d'un genre un peu particulier car l'auteur suppose dans ce cas que la révolution industrielle a eu lieu mais que la recherche scientifique n'a pas été plus loin. Il en résulte donc que le monde décrit s'inscrit dans un cadre historique tout à fait concret mais dont l'avancée technologique est bloquée au niveau de l'utilisation des machines à vapeur (steam en anglais).
Il n'en faut pas plus que ça pour ouvrir des horizons incroyables à un auteur de la trempe de Johan Heliot qui s'empare dès lors de l'histoire de France de la fin du XIXème siècle pour la réviser à sa manière. Quel dommage de n'avoir pas étudié cette version de l'histoire en classe. Elle est quand même autrement sympathique...

Du coup, puisque cadre historique il y a, eh bien forcément  le lecteur va croiser au fil des pages certaines personnalités bien connues. Ne serait-ce qu'en la personne du héros du premier volume, un certain Jules Verne... Puis pêle-mêle Louise Michel, l'éditeur Hetzel (auquel la couverture de cette trilogie rend hommage), Juliette Drouet, Isidore Bautrelet et quelques autres grands noms qui sont seulement évoqués comme le couple de poètes maudits Rimbaud et Verlaine, les Frères Goncourt... Impossible au lecteur d'arriver à voir toutes les références données, les clins d'oeil et les citations. L'auteur évoque avec plaisir non seulement des personnages réels, mais il fait également appel à la fiction (Bautrelet n'existe que sous la plume de Maurice Leblanc) et à la littérature populaire du XIXème.

Premier roman d'un (à l'époque) jeune auteur, La Lune seule le sait est devenu un grand classique du genre.
Sa suite très attendue paraît quatre ans plus tard. L'histoire se poursuit. Quarante ans après les événements qui ont déstabilisé le pouvoir en France et dans le monde, la Lune luit toujours sur la Terre, mais cette lumière n'est là que pour rappeler qu'elle est désormais inaccessible. Tandis que la nuit allemande envahit progressivement l'Europe, la Lune semble être le dernier bastion de liberté auquel se rattacher. Mais tous les habitants de Paris vous le diront : La Lune n'est pas pour nous...

Cette fois, le lecteur suit les aventures d'un certain Léo Malet (qui à un moment prend le nom de Johnny Métal. Les connaisseurs apprécieront) et de son comparse Albert Londres. Là encore on croise une pléthore de visages connus, de Léon Blum à Albert Einstein, en passant par Trotski, Staline, Cocteau et sa clique de joyeux drilles, Hitler et sa bande d'escogriffes.

Enfin, le troisième volume propulse le lecteur au milieu des années 50, alors que les états-unis semblent régner sur le monde et que la Lune a brusquement disparu du ciel terrien. Du coup et forcément, panique, bouleversement écologique et apparition de maladies rares et bizarres, tel le lunatisme.
Pour le coup, c'est l'agent secret Boris Vian (a.k.a. Vernon Sullivan sous couverture. Là encore, les connaisseurs apprécieront) qui mène le bal contre les hordes anti-sélénites envoyées par le président Eisenhower. Et l'on y croise dans un grand charivari les personnages les plus improbables, du commandant Bob (un hommage à un certain Robert A. Heinlein), John Campbell, Arthur Ceylan, quelques présidents, des vedettes hollywoodiennes et bien d'autres que le lecteur s'amusera à repérer.

Plus qu'une lecture détente, c'est un véritable musée de l'histoire revisitée, où l'étiquette "imaginaire" n'est là que pour amener cette bizarrerie et ce pari d'écriture où l'on se dit : "Et si... tout avait commencé autrement ?"
Enfin, il n'est aucune raison de ne pas céder à la tentation.

La Lune vous salue bien !

Cœur de chene

Extrait :

— Pas d'impératif de production, pas de plan quinquennal à respecter. Pourtant nos abattoirs et nos usines de conditionnement tournent à plein régime. Nous exportons à tour de bras un peu partout sur Terre. Et le plus fort, mon cher Léo, c'est que tout le monde est heureux de travailler.
— Vous avez trouvé mieux que la pierre philosophale : le truc qui rend content d'aller au turbin ! Vous l'avez dégotté dans l'Evangile selon Marx ?
— Je constate que les ligues font un bon boulot de conditionnement... Non, monsieur Malet. Il se trouve que si nous adhérons peu ou prou à la plupart des dix mesures édictées par Marx et Engels dans leur Manifeste, la huitième nous gêne aux entournures : "Travail obligatoire pour tous, organisation d'armées industrielles, etc." En conséquence de quoi, la Lune n'est pas marxiste. Elle lorgnerait plutôt, question idéologie, du côté du gendre de Karl... Oui, on peut dire que la Lune est lafarguiste !
Interloqué, Léo a dû avouer son ignorance. Le pacha s'est fait un malin plaisir d'éclairer sa lanterne :
— Je cite de mémoire : "La machine est le rédempteur de l'humanité, le Dieu qui rachètera l'homme des sordidae artes et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et de la liberté." Ainsi s'achève le vivifiant opuscule de Paul Lafargue, intitulé Le droit à la paresse. Le croirez-vous, il est paru voici un demi-siècle ! Ce bon génie y démontre qu'une utilisation raisonnée du progrès technique permet de pallier si efficacement le labeur de l'homme que trois heures de travail au quotidien suffisent à la prospérité de la société ; qu'à l'évidence le travail fatigue honteusement, et, plus grave, mutile, tue et réduit considérablement l'espérance de vie. Une constatation que le premier ouvrier venu est en mesure de faire, d'expérience. Cela a-t-il pour autant poussé les gouvernements de quelque bord politique fussent-ils, à remettre en cause cet abject état de fait ? Sûrement pas. Car le manœuvre libéré de la chaîne et de l'établi a tout loisir de s'éduquer, d'apprendre, de réfléchir aux injustices du monde... Or un peuple convenablement instruit est une plaie dont se gardent les puissants, de peur qu'elle ne les démange trop là où s'accumule leur couenne !

La trilogie de la lune
La Trilogie de la Lune de Johan Heliot - Éditions Mnémos  - 601 pages