Autant le dire de suite, j'ai été d'emblée emballée, captivée, prisonnière de ces portraits, de cette ville aux mystères, aux secrets plus ou moins avouables, de ces hommes et femmes tous aussi attachants les uns que les autres. Ils sont si bien dessinés que l'on est à leurs côtés. Les pages défilent à une affolante allure. Mais fort heureusement, j'ai été prise d'une étonnante envie de relire immédiatement le texte à peine arrivé au point final ! L'écriture est si juste, soignée, visuelle, intelligente, sensuelle. Rien n'est de trop dans ces pages. Lire, lire, revenir en arrière et relire encore.

En sept portraits donc, Dominique Paravel, nous présente la Venise éternelle (elle y a vécu une bonne vingtaine d'années) sous ses différents atours, sous différentes époques. Que l'on suive Nicolò venu de Bologne, le foresti tout juste débarqué sur le môle de Saint-Marco pour y faire fortune (Un coup de dés) ou que l'on soit aux côtés des artistes comme Verriochio (Le condottiere et le sculpteur) ou bien le peintre si peu reconnu par la ville, le Maître Lorenzo Lotto (Maître Lotto), l'auteur nous plonge dans l'intense vie de cette ville qui se considère toujours comme le cœur du Monde.

Les femmes ne sont pas oubliées pour autant. Il y a Veronica, la divine courtisane, véritable reine de la ville que certains hommes dénonceront à l'inquisition pour ses poèmes jugés trop portés sur les choses du corps et des plaisirs et que les patriciens sauveront et honoreront comme l'un de ses plus beaux trésors (Veronica, ver unica puttana).

Avec Un si grand nom, D. Paravel nous parle d'Elena Cornaro Piscopia née en 1646, fille d'un des six Procurateurs de la ville. Elena est la toute première femme à avoir obtenu un doctorat en philosophie – parce qu'il était impensable à l'époque qu'elle l'obtienne en théologie. Déjà quelle hérésie qu'elle soit si savante, parlant sept langues, maîtrisant les principales sciences ! Mais quel prix cette jeune femme a-t-elle dû payer pour satisfaire les souhaits de son père qui profite de son intelligente et insatiable curiosité !

On oubliera pas la petite Paulina, jeune orpheline incorporée au célèbre chœur de l'Ospedaletto pour qui le grand Vivaldi a écrit tant d'œuvres magistrales. Paulina, dont la voix est un don du ciel, tiendra tête à l'envoyé de Bonaparte qui attend de la Sérénissime un soutien dans son conflit contre l'Autriche. Le sort de Venise déjà sur le déclin, encore pleine d'illusion sur son influence et sa gloire tient peut être dans une tasse de chocolat. (Le goût du chocolat).

Je pourrai en dire encore et encore sur ces personnages, sur cette ville, sur leurs histoires respectives tant ces nouvelles sont riches, prenantes, tant ces personnages sont complets, intenses, vivants, touchants par leurs désirs, leurs espoirs ou réactions aux coups du sort. Car Venise châtie, tourmente autant qu'elle sait aimer.

J'ai aussi aimé cette façon de l'auteur de relier chacune de ces nouvelles les unes aux autres comme dans le jeu du Marabout-bout-de-ficelle, et d'en arriver avec la dernière nouvelle de boucler la bouche. Par exemple, Viola la femme croisée et recherchée par Julien, le photographe dans la dernière nouvelle, Mondo Novo, est sculpteur comme l'était Nicolò dans le tout premier texte (Un coup de dés). Tout en suivant le cours de l'Histoire, les destins de chaque personnage (qui ont tous existé ou presque) replacés dans leur contexte historique, leurs préoccupations quotidiennes, les rigueurs de cette société pleine de contrastes ou contradictions, l'auteur a veillé à placer une référence à la nouvelle précédente. Tout est lié, comme dans cet enchevêtrement de rues, de places, de canaux qui font de Venise un immense labyrinthe où l'on peut se perdre définitivement mais aussi retomber sur son point de départ au détour de la prochaine ruelle. J'ai trouvé cette façon de faire fort intelligente. Comme une petite attention pour le lecteur, une révérence finale dans ce bel hommage à la Sérénissime.

A découvrir, à lire et à relire encore et aussi à offrir.

Dédale

Extrait :

À l'âge de treize ans, accompagnée de don Fabris, elle a franchi les portes du Ghetto hébraïque, cette terra incognita interdite, aux marges de Venise, plantée de hautes maisons reliées entre elles par des couloirs secrets, circonscrite de boutiques, banques, écoles, synagogues cachées aux étages. Elena pourtant n'a pas le goût du secret, elle n'est pas venue pour résoudre les énigmes recelées dans de vieux grimoires, ni pour refaire les comptes mystérieux de la Kabbale, elle est venue apprendre l'hébreu, ce qu'elle veut c'est la limpidité du monde, que toutes les lettres de toutes les langues soient étalées à plat devant elle, déchiffrables. Venise lui donne maintenant le surnom d'oraculum speptilingue et ne cesse de murmurer, sous les arcades du Palais des Doges, au marché du Rialto, dans les salons, dans les estaminets. Une jeune patricienne ne court pas les rues, ne s'instruit pas auprès de professeurs mâles et juifs, ne parle pas aux culs-de-jatte qui rampent dans les excréments, sa place toute creusée est auprès d'un mari, son destin d'épouse et de mère est déjà scellé, qu'attend Giovanni Cornaro Piscopia pour faire cesser ce scandale ?
Le père n'en a cure. Il est l'un des six Procurateurs de Saint-Marc, aucune charge de la République n'égale en gloire et en pouvoir la sienne, et il a choisi de faire de sa fille Elena Lucrezia le fleuron de la casata Cornaro Piscopia. Serait-ce parce que le Sénat refuse d'inscrire ses deux fils sur les registres de la noblesse qu'il met tant de folie à faire instruire sa fille ? Commentent les langues actives de la ville, tricoteuses inlassables de ragots, lécheuses de fange, reliées par les gazettes locales.
- N'écoute personne et ne lâche pas ma main Elena, dit le père, tout est instable ici, cette ville est posée sur l'eau tel un miracle mais c'est nous qui l'avons inventée, ne l'oublie pas, elle n'existe que par notre volonté infatigable, n'y perds jamais tes pas, ne sois pas distraite par quelque stupide rêve, tu disparaîtrais comme ces îles de la lagune qui un jour sont engloutis et dont personne ne se rappelle plus l'emplacement. Venise endort la raison, tu dois être plu souveraine qu'elle.

Nouvelles vénitiennes
Nouvelles vénitiennes de Dominique Paravel - Éditions Serge Safran - 185 pages