Ce roman est le premier livre de cette auteure que j'aie lu. Cela arriva par le hasard d'une recherche sur le nom de Draupadi, le personnage féminin principal du Mahâbhârata. Contrairement à son premier roman Rue la Poudrière qui était situé dans un contexte chrétien, celui-ci met en scène la famille hindoue d'Anjali. On trouvera ainsi dans ce roman des références à deux personnages féminins des épopées indiennes. Dans un épisode du Mahâbhârata, Duhshâsana tente de dévêtir Draupadi dans une situation qui était déjà humiliante pour elle. Ayant pris refuge en Krishna, elle avait vu la longueur de son sari augmenter prodigieusement au fur et à mesure que Duhshâsana tirait dessus. C'est apparemment en référence à cet épisode que dans le roman des personnes marchent religieusement sur des braises en imaginant qu'un voile protecteur viendra s'interposer entre leurs pieds et le feu. Pour la famille de Dev, l'époux d'Anjali, ce n'est qu'en se soumettant à cette épreuve qu'elle pourra agir et obtenir la guérison de son fils. Dans l'épopée du Rāmāyaṇa, Sita accomplit un rite plus risqué encore en se soumettant au jugement du feu pour prouver sa vertu à Rama qui refusait de la reprendre pour épouse après l'avoir délivrée de Ravana.

C'est paradoxalement en sacrifiant à la tradition qu'Anjali va pouvoir tenter de se libérer d'attaches aliénantes. Le roman va même bien au delà du cas individuel d'Anjali. S'il ne se passe objectivement pas grand'chose dans le temps présent du récit de ce tournant de la vie d'Anjali, les nombreux retours dans le passé donnent une image très riche de la société mauricienne. Une certaine attention est aussi portée aux descriptions de l'environnement naturel. On retrouvera aussi en leitmotiv l'évocation de Vasanti, une amie d'enfance d'Anjali et de son frère Shyam, à laquelle on comprend vite qu'il est arrivé quelque chose de terrible.

Le roman s'accompagne du rythme entêtant des tambours (symbole de Shiva). On retrouve par ailleurs dans ce roman plusieurs thèmes récurrents chez l'auteure : un personnage alité, la boue, Ophélie. En relisant ce roman, je suis encore impressionné par l'admirable façon selon laquelle il est agencé. Si la lecture de ce roman est plus aisée que ne l'est celle de son premier roman, on peut cependant y apprécier quelques passages poétiques, comme cette référence au mythe hindou des montagnes volantes : Il verra ses montagnes aux ailes déployées qui attendent la fin du passage humain sur terre pour pouvoir s'envoler..

Du même auteur : voir la bibliographie d'Ananda Devi.

Joël

Extrait :

Mais après cette première frénésie, tout se ralentit à mesure que le soleil s'intensifie. Il assomme brusquement les ardeurs, estompe le courage avec lequel on a affronté le matin, anéantit les espoirs nés avec les oiseaux et leurs plumes effeuillées, endeuille les rires. Les hommes chargent leur serpe et leur faucille comme un faix qui leur broie les épaules, se dirigent à pied ou à bicyclette vers la propriété voisine pour répondre à l'appel. La tête enveloppée d'un chiffon ou d'un chapeau mou aux formes étranges qui épouse leur crâne puis leur donne de brusques petites ailes, la face empesée par ce devoir qui les enchaîne et pour lequel il n'y a qu'une échappatoire : la boisson.
Les femmes s'arment de leurs habitudes, s'affairent, prennent balais, torchons « touques » d'eau dont elles se couronneront la tête et qui tasseront d'un coup leur dos cambré et brun. Elles s'agitent résolument, mais sous leur front penché, leur chevelure noire et luisante d'huile de coco, leur « tikka » rouge au front et au milieu de la raie comme une traînée de sang qui les asservit au mariage, leur regard semble définitivement mort. Il n'y aura plus que des cris aigus et rauques commes ceux d'oiseaux de proie, elles s'abattront sauvagement sur les tâches quotidiennes, un infime noyau de bonheur gît quelque part en elles, qu'il est difficile, bien difficile, de réveiller.
La vie y suit un cours uni de la naissance à la mort, encastrée par le fatalisme des êtres et sa propre fatalité, et, seuls, les mariages et les funérailles viennent rompre la pesanteur et la régularité du balancier quotidien.

Le voile de Draupadi
Le Voile de Draupadi d'Ananda Devi - Éditions L'Harmattan - 175 pages.