C'est à partir de cette énigme de la peinture italienne que Metin Arditi nous entraîne en un fort intéressant voyage de Constantinople à Venise sur les traces d'un surdoué de la peinture, un homme épris de vérité, de dessin. C'est également l'occasion pour aborder les thèmes de la filiation, la création, les liens entre les artistes et le pouvoir, le rôle de l’Église comme principal mécène pour bon nombre de grands artistes de la Renaissance flamboyante.

Né de parents juifs installés à Constantinople aux alentours de 1519, le petit rat, comme le prénommait sa mère disparue trop tôt, est fils d'un employé du marché aux esclaves à Constantinople. A la mort de son père qu'il ne comprenait pas, il s'exile à Venise. Élève du grand Titien, il fait ses armes, il apprend les bases de la peinture et puis à force de travail, de talents, la gloire s'attache à lui. Mais il vit à Venise et dans cette ville de tous les pouvoirs, de tous les vices, dans l'ombre la trahison va bientôt frapper.
Autour du Turquetto, M. Arditi peint à sa façon – toute en sobriété et profonde empathie pour mieux magnifier l’œuvre du Turquetto qu'il rend parfaitement « visible » - intelligemment un portrait de Venise et de l’Église toute puissante où la vanité règne et dirige tout. Venise avec ses nobles, le Doge, la vanité, les vices, la bêtise, la corruption, l'attrait du pouvoir.

Je n'ai pu m'empêcher de faire le rapprochement, à l'inverse, avec le roman de Matthias Énard : Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants où sur quelques traces historiques on s'attache au voyage de Michel-Ange à Constantinople.

Voilà donc une bonne histoire, bien menée, plaisante à lire même si je trouve que M. Arditi s'attache plus au portrait de Venise qu'au Turquetto. Mais finalement il s'en tire pas si mal étant donné le peu d'informations historiques connues à ce jour sur cet élève de Titien. Le Turquetto reste donc avec ses mystères. Et cela n'est pas plus mal.

Du même auteur : Prince d'orchestre, L'imprévisible

Dédale

Extrait :

le surnom lui avait été donné quarante-quatre ans plus tôt. L'intendant de l'atelier auquel il s'était présenté lui avait demandé d'où il venait.
- Je suis grec de Constantinople, avait répondu Élie.
L'intendant avait souri :
- Un Turchetto… Et tu parles espagnol ?
- Ma mère est morte à ma naissance. J'ai été élevé par nos voisins, des juifs d'Espagne.
L'intendant avait alors pointé du doigt un dessin de Madone :
- Tu m'en fais une copie. Plume ou mine ?
Élie avait choisi la mine de plomb. Elle offrait moins de possibilités, c'était donc une meilleure façon de montrer son talent. Il avait reproduit la Madone en moins de dix minutes. Au bas de son dessin, il avait signé : Turquetto.
Le regard de l'intendant était d'abord tombé sur la signature :
- Tu l'as écrit à l'espagnole ?
Élie l'avait regardé d'un air inquiet :
- C'est faux ?
A nouveau l'intendant avait souri :
- C'est très bien ! Garde ce surnom.
Après quoi il avait regardé la copie d’Élie en silence et avait pâli. Un garçon de cet âge qui dessinait comme ça, il n'en avait pas croisé un seul en trente ans. « Reste là », avait-il dit à Élie. Puis il était parti en courant chercher le maître.
Celui-ci avait à peine jeté un coup d’œil au dessin :
- Tu restes avec nous !
Élie lui avait baisé le dos de la main, à l'orientale.
Au moment de rendre la feuille à l'intendant, le maître avait remarqué la signature :
Turquetto… Pourquoi pas…
Il avait souri, lui aussi, et le sobriquet était resté.

Le Turquetto
Le Truquetto de Metin Arditi - Éditions Actes Sud - 284 pages