En effet, bien qu'illustres aujourd'hui, nos trois grands hommes ne sont dans la vie quotidienne pas à une bassesse près. Tout ceci attriste fortement Lambert, déjà chagriné de devoir accompagner des non-nobles et de ne pas tenir compagnie à son aimée, restée à Paris. Rousseau, homme de salon, est connu pour les quitter brusquement, avant de revenir s'asseoir. Ce n'est pas, comme le pensait Lambert, pour apaiser une colère, mais pour soulager une vessie défaillante. Diderot est lui aussi mal en point et réclame, dès qu'une baisse de forme se présente, un verre de lait. Quant à Grimm, son intérêt se porte plus sur les femmes que sur ses amis.

Le point commun des trois hommes : la musique, sujet de discussion entre eux mais aussi d'accord. Et c'est bien un des seuls sujets qui ne donne pas lieu à des querelles. Le point le plus épineux reste la religion, source de discorde permanente entre Diderot et Rousseau, homme qui a goûté au catholicisme et au protestantisme. Entre eux se trouve Lambert. Valet, il fait son possible pour plaire à ses maîtres. Mais il est aussi au centre d'aventures peu commune. Emprisonné pour avoir battu le valet d'un religieux, il manque finir ses jours en prison. Il ne comprend surtout pas les envies diverses et variées des trois hommes qu'il contente.

François Vallejo plonge avec ce roman dans le XVIIIe Siècle. Avec malice, il introduit son texte par un clin d'œil littéraire, la trouvaille d'un manuscrit au fond d'un coffre qu'il prétend présenter tel quel au public. Ruse utilisée par les plus grands auteurs pour tenter de convaincre le lecteur de l'authenticité du récit. De ce fait, en plaçant son narrateur au XVIIIe, l'auteur est contraint de donner au texte une ambiance de cette époque, dans la langue, le style, le rythme. Et comme toujours, Vallejo arrive parfaitement à adapter son écriture à son sujet.

On découvre également François Vallejo en briseur de mythes. Il dépeint les trois philosophes sous un jour qui n'est pas le meilleur, mais on peut penser, comme plus tard avec Victor Hugo dans Dérive, que tout est très documenté. Autre clin d'œil, l'apparition de Lambert, homonyme du garde-chasse héros de Ouest.

Le voyage des grands hommes a donc cette double qualité de s'inscrire pleinement dans la bibliographie de François Vallejo, tout en permettant de découvrir une autre facette de l'auteur. Qui confirme, s'il était besoin, qu'il est un auteur très intéressant et toujours étonnant.

Lire l'interview que François Vallejo a accordée au Biblioblog
Du même auteur : Métamorphoses, Les sœurs BrelanL'incendie du Chiado, Groom, Vacarme dans la salle de bal, Ouest, Madame Angeloso

Yohan

Extrait :

Il court, il renverse, il sort. Je me jette à sa suite, je touche le bois de la porte, impossible de la franchir, le tavernier s'est mis à la traverse, et nul besoin d'être Piémontais pour comprendre qu'il insulte les Français et me réclame le prix de son vin, de tout son vin. J'aurai du moins, ce soir-là, bien avancé dans la connaissance de la langue, vidé un nombre malhonnête de pintes et toute ma bourse du bon argent de M. Rousseau, et pris la meilleure leçon de mon voyage. On me relâche et je ne sais plus, courant et trébuchant, si je veux rejoindre mon voleur et lui réclamer mon dû, ou mes maîtres qui ont cessé de crier mon nom et de m'attendre. Je me suis mélangé à la foule de l'opéra, aux fiacres, aux carrosses. Où êtes-vous, MM. Rousseau, Diderot et Grimm ? Que ferai-je sans vous ? Me voici seul au monde, dans une terre étrangère, sans argent, personne à qui m'adresser, avec mes deux seuls pieds pour repasser les Alpes.

Voyage des grands hommes
Le voyage des grands hommes de François Vallejo - Éditions Points - 303 pages