Ces deux couples sont aux prises avec l'Histoire des frères ennemis que sont la France et l'Allemagne et surtout avec la seconde guerre mondiale, l'holocauste. Si Walter, allemand naturalisé français et Alice cuisinière de son état, tentent tant bien que mal de survivre durant le conflit, les privations, les arrestations et les temps de camps de travail forcé, Heidegger, après avoir flirté avec le national socialisme, s'enferme dans son chalet. Il ne veut que la paix, être libre de travailler sur sa philosophie, tout le reste lui est indifférent. Hannah Arendt, brillante philosophe mais juive, parfaitement consciente de la situation politique tendue, est contrainte de quitter le pays. L'invasion nazie la poussera jusqu'au Portugal puis ce sera un bateau pour les États-Unis.

Sophie Schulze traite de ces êtres aux mondes si différents. Les plus humbles avec leurs espoirs de bonheur simple et puis ceux d'en haut pris dans leur nébuleuse philosophique. Il est surtout question du sens de l'identité, de la fragilité des êtres face aux conflits meurtriers, des êtres sacrifiés au nom d'idéologies aveugles. Ce roman montre également tout ce que la France et l'Allemagne ont en commun, ce terreau de philosophies où pousseront enfin les racines d'une Europe commune chère à Husserl ou Robert Schuman. Encore faut-il que les hommes de bonnes volontés croient en ce projet.

Aux États-Unis, Hannah Arendt sera une des rares à chercher la source de ce conflit meurtrier, l'explication de l'holocauste. Pour elle, Nuremberg n'a servi qu'à punir mais pas à comprendre. « Ne pas chercher à comprendre est criminel. C'est courir le risque que cela se reproduise. » Mais comprendre, ce n'est pas forcément accepter.

J'ai aimé cette histoire, cette mise en parallèle de ces destins si différents. Évidemment on s'attendrit avec Walter et Alice, comme on admire l'intelligence flamboyante d'Hannah Arendt et que l'on s'indigne de l'indifférence de Heidegger. Et même si elle m'a paru de prime abord un peu sèche, froide, j'ai aimé l'écriture de Sophie Schulze, toute en phrases très courtes, presque avare de mots. Une langue fragmentée idéale pour aller à l'essentiel. Qui sommes-nous, à l'unité ou bien pris dans ce qu'est l'Humanité ? Que et comment trouver quelque chose pour être ensemble ?

Une bien agréable surprise.

Dédale

Extrait :

Walter parle mal le français. Mais il sait tenir un fusil et tracer des routes. Il lui reste aussi des souvenirs du métier de paysan.
Malheureusement, il n'y a pas de route à construire à Strasbourg. Il n'y a pas de guerre à mener non plus. Quant aux paysans, ils ne veulent personne d'étranger.
Des gens conseillent à Walter d'aller vers le sur, à l'ouest de Mulhouse. Là-bas, il y aurait des mines de potasse qui pourraient lui proposer du travail. Certaines sont même tenues par des Allemands.
Walter s'y rend. Les patrons des mines de Wittelsheim sont intéressés par son expérience de légionnaire. Ils lui proposent de travailler au fond pour creuser des tunnels à l'explosif. En échange, ils lui offrent un salaire et un logement gratuit dans la cité minière.
Embauché, Walter dépose une demande de naturalisation. Il ne veut plus retourner en Allemagne. Il hait l'Allemagne. Il veut rester ici, en France. Il veut cette nationalité à laquelle ses dix années de Légion lui donnent droit.
À Fribourg, Hannah Arendt est inquiète. La crise de 29 a profondément ébranlé l'Allemagne. La situation politique est tendue. Les communistes sont sous l'influence de l'Union soviétique. Ils tiennent une ligne dure, sans compromis. Cette inflexibilité fait gagner chaque jour des suffrages à l'extrême droite. Au centre, la République de Weimar ne se soucie pas de ce qui se passe à ses côtés. Elle ne pense qu'à ses propres querelles, tiraillée entre son président et le parlement. Hannah doute que ce fragile équilibre puisse tenir longtemps. Elle prend position. Elle se rapproche du sionisme.
Walter descend au fond de la mine. Le travail y est dur et angoissant. Les ouvriers travaillent dans le noir ; avec peu d'air, creusent et charrient des tonnes la peur au ventre, celle de l'effondrement d'une galerie ou d'une explosion. Walter lui aussi a peur. C'est lui qui manipule les explosifs et prend le plus de risques. Seulement, depuis la Légion, il sait apprivoiser son angoisse, en ne lui accordant pas d'attention. Son sang-froid impressionne les autres, qui prennent confiance en lui.

Allée 7, rangée 38
Allée 7, rangée 38 de Sophie Schulze - Éditions Léo Scheer - 93 pages