Si je connais le nom de Peter Brook, c'est par son travail sur Le Mahābhārata. Dans les années 1980, il a en effet mis en scène une triple pièce adaptée de l'épopée indienne par Jean-Claude Carrière. Cette pièce a par la suite été adaptée sous forme de films (préférez la version de 3×2=6 heures à celle, très charcutée, de 3 heures). C'est d'avoir visionné cette adaptation qui m'avait convaincu de franchir pour la première fois les portes du Théâtre des Bouffes du Nord et d'y aller régulièrement depuis pour assister à des spectacles dont quelques uns qu'il y a mis en scène (seulement trois pour l'instant, bientôt quatre...).

Son travail m'est apparu comme étant centré sur l'essentiel. La configuration unique du théâtre crée une proximité entre les acteurs et les spectateurs qui rend superflus les accessoires et les décors inutiles. À la rigueur, une chaise ou deux. Pour le reste, les personnages évoluent dans l'espace vide entre les spectateurs et les murs décrépits du théâtre (dont on aperçoit les gradins en arrière-plan sur la couverture du livre évoqué ci-dessous). Dans sa mise en scène de La flûte enchantée en 2010 (dans une version réduite pour piano), le décor n'était constitué que de tiges de bambou dressées verticalement et dont les configurations changeantes pouvaient représenter des colonnes, des portes, des montants de lits, etc. C'était un dénuement très éloigné des énormes machineries que d'autres productions d'opéra utilisent (comme celle de la Fura dels Baus et ses matelas gonflables géants que j'ai eu l'occasion de voir à l'Opéra Bastille).

Ce livre rédigé au milieu des années 1960 est divisé en quatre parties. Peter Brook ne parle de lui et de sa conception du théâtre que dans la dernière, intitulée La théâtre immédiat. Ses opinions sur d'autres formes de théâtres apparaissent dans les trois premières. La plus édifiante est certainement la première : Le théâtre mortel, traduction de deadly theatre. L'expression sera également traduite par Le théâtre sclérosé.

Ayant assisté à peu de représentations théâtrales, je ne peux confronter ces écrits qu'avec des formes artistiques voisines dont j'ai une plus grande expérience en tant que spectateur : le ballet (classique, contemporain, voire le récital de bharatanatyam...) et surtout l'opéra. Un des spectacles les plus mémorables auxquels j'aie assisté était une représentation du semi-opéra The Fairy Queen de Purcell à l'Opéra-Comique, une œuvre intermédiaire entre le théâtre et l'opéra et à l'issue de laquelle on a pour ainsi dire assisté à une représentation du Songe d'une nuite d'été de Shakespeare !

Cette expression de Théâtre sclérosé qu'utilise Peter Brook rend parfaitement compte de certaines mises en scène d'opéra que j'ai vues, tout particulièrement à l'Opéra de Paris depuis que Nicolas Joel en est le directeur et qu'il donne à voir au public des reconstitutions muséographiques de productions du passé (souvent montées en l'absence du metteur en scène : certains sont morts depuis plusieurs décennies !). Peter Brook explique au contraire qu'aussitôt représentée, une mise en scène devient dépassée, et qu'il faudrait l'abandonner après cinq ans grand maximum. La plupart des nouvelles productions récentes de l'Opéra de Paris, réalisées selon les mêmes critères inesthétiques, souffrent des mêmes défauts. Il est tout à fait honorable de faire du tradi, mais encore faut-il qu'il y ait un véritable travail de direction d'acteurs avec les chanteurs !

Peter Brook donne quelques uns des facteurs de sclérose : l'utilisation de beaux décors ou de costumes d'époque (qui ne correspondent en vérité qu'à une convention fossilisée du goût), la tendance des acteurs à reproduire ce qu'ils ont vu faire par d'autres ou ce qui les a eux-mêmes conduit précédemment au succès, etc. Bref, ce qu'il convient de chercher à se défaire, ce sont ces conventions dans lesquelles on pourrait complaisamment se laisser emprisonner.

Le propos de Peter Brook n'est pas théorique. Il est au contraire très pragmatique. Monter une pièce de théâtre, c'est un processus en temps limité qui aboutit à une représentation qui doit être aussi bonne que possible. S'il donne quelques exemples d'exercices proposés aux comédiens pouvant créer des conditions favorables à la création d'une pièce, il affirme également qu'il n'existe pas de recette miracle. Aussi novateur qu'il puisse avoir été à un moment donné, si un théâtre applique systématiquement la même recette, il en devient rapidement sclérosé.

Dans la deuxième et la troisième partie du livre, l'auteur évoque le théâtre sacré et le théâtre brut. La tragédie et la comédie, le pur et le vulgaire, le propre et le sale : idéalement, ces deux théâtres apparemment opposés devraient pouvoir se rapprocher. Au cours du livre, quelques autres sujets seront abordés comme le rôle du public, l'architecture des théâtres, la difficulté d'écrire une pièce de théâtre de nos jours, la Comédie-Française, etc.

Je suis sûr que tous ceux qui aiment le spectacle vivant pourraient tirer profit de la lecture de ce livre. Que l'on approuve ou non les idées de Peter Brook, celles-ci font réfléchir...

Joël

Extrait :

Un jour, alors que nous étions en tournée à Boston, je passai devant sa loge. La porte était entrouverte. Il [Alfred Lunt] se préparait pour la représentation, mais je vis qu'il me guettait. Il me fit signe, très excité. J'entrai dans sa loge, il ferma la porte et me demanda de m'asseoir : Je veux essayer quelque chose ce soir, me dit-il, mais seulement si vous êtes d'accord. J'ai fait un tour dans un parc, cet après-midi, et j'ai trouvé ça. Il tendit la main. Il avait deux petits cailloux dans la paume. Cette scène où je secoue ma chaussure, poursuivit-il, ça m'a toujours tracassé que rien ne tombe. J'ai donc pensé que j'allais mettre des cailloux dans la chaussure. Quand je la secouerai, on les verra tomber et on entendra le bruit. Qu'en pensez-vous ? Je luis dis que c'était une excellente idée et je vis son visage s'éclairer. Il regarda avec ravissement les deux petits cailloux, me regarda, puis, soudain, son expression changea. Il examina à nouveau les cailloux d'un air préoccupé pendant un long moment : Vous ne pensez pas que ce serait mieux avec un seul ?.

L'espace vide
L'espace vide de Peter Brook - Points/Seuil - 181 pages
Traduit de l'anglais par Christine Estienne et Franck Fayolle