On écrit avec ce qu'on a lu. Pour ou contre, sans doute, mais jamais sans. Ni roman, ni essai, Cabinet de société est une sorte d'épopée avec, comme héroïne principale, la littérature

Telle est l'annonce que fait de cet ouvrage Jean Le Boël, poète, romancier et éditeur. A la lecture qui suit, on comprend parfaitement tout le sens de cette présentation.

Ce recueil est un ensemble de récits, hommage plus ou moins déguisés à ses grands de la Littérature. Car il y a un beau et du grand monde dans cet ouvrage, organisé en quatre livres illustrant une longue période allant du Moyen Age jusqu'au XXème siècle et même un petit peu plus. Parmi ces grands on trouvera Rimbaud, Hugo, Montaigne, R. Desnos ou le vieux retiré en son prieuré de Saint Côme (plaisante allusion à Ronsard surtout quand on connaît le lieu où le poète a terminé ses jours) et même entre J. J. Rousseau que G. Cartier aime de ne l'avoir pas lu. Tous ces grands sont « évoqués (souvent sous un déguisement) dans de courts récits aux tonalités variées : fictions, divagations… et exécrations. » Ces textes ne sont pour autant pas des pastiches, de ces textes où un auteur écrit « à la manière de ». Je ne sais combien de temps il a fallu à G. Cartier pour écrire ces textes, mais le résultat est impressionnant.

Bien évidemment je ne connaissais pas et n'ai pas lu tous les auteurs mentionnés par G. Cartier, loin s'en faut. Pour certains auteurs inconnus de moi, il m'a été plus difficile d'y comprendre les références ou allusions glissées entre les lignes. Alors je me suis laissée prendre au récit en lui-même en me détachant sciemment dudit auteur de référence, comme Albiach Anne-Marie, Jean Bodel, François Coppée, Maurice Scève pour ne citer que ceux-là.

On ne peut qu'admirer le talent de Gérard Cartier à écrire tous ces récits de style, d'époques, d'ambiance si différents. Comment ne pas noter pour soi quelques phrases pleines de poésie. L'ouvrage finit par être plein de signets souvenirs. C'est là que peut venir une certaine difficulté à entrer dans cet ouvrage tant il est plein de références, de richesse. Mais une fois que le pli est pris et si l'on a décidé de prendre tout son temps, quel régal !
On peut également décider en cours de lecture d'y aller voir de plus près sur certains auteurs inconnus. J'ai particulièrement aimé ces Chemins d'Auvergne ou le récit hommage à Marguerite de Navarre sous la jolie forme d'un conte sur les tourments de l'amour, Petro Gonsalvus. Je n'oublie pas Les palmettes du curée Legendre ou bien le Robin le pauvre plus ou moins proche du Robinson de Dufoe.

Impossible de vous parler en détails des 69 entrées choisies par G. Cartier mais il est certain que ma liste d'auteurs à découvrir s'est dangereusement allongée avec cette lecture.

Pour préparer ce billet, j'ai recherché quelques informations sur G. Cartier et j'ai ainsi découvert qu'il a par ailleurs été, avec Francis Combes, l’initiateur de l’affichage de poèmes dans le métro parisien qui s’est poursuivi de 1993 à 2007. Ce dont je les remercie chaleureusement. Il est donc de ces hommes de lettres que l'on n'a pas lu mais que l'on connaît par d'autres biais. Encore un signe de la magie des mots.

A découvrir et se perdre vers d'autres mondes littéraires.

Du même auteur : Le hasard

Dédale

Extrait :

Chemins d'Auvergne

Pas un souffle. Rien ne bouge, sinon les mouches, et des myriades de sauterelles saccageant les près. L'été pèse comme une armure. Les ruisseaux sont si maigres qu'on se croirait en Campanie. Parfois, entre deux rochers, la croupe du Méjean où flottent mollement les étendards d'Ancelin. Si ce n'est lui et les siens, le pays semble abandonné. Une femme parfois sous un talus, ou bien un chien égorgé. Mais que m'importe de me risquer ? Rien ne me fera dévier de ce chemin qui descend vers l'Espagne. On dit que là-bas la montagne est haute et sauvage, les loups y prennent ceux qui vont seuls, les Basques brûlent leurs maisons à notre approche et ne nous laissent que la pluie et la faim, et l'infidèle est en bas qui attend dans les bois. A peine si tout cela me touche, je pense à Séléné. Mon codeur est gros de cette passion trop longtemps refusée. Elle que j'ai chantée follement, cachée de tous sous ce nom chimérique, elle était lune en effet et a passé comme elle. C'était de ces femmes mêlées qui vous enivrent et ne vous laissent qu’une éternelle nostalgie.
Sous le causse, à l'orée de le forêt, une croix de troncs écorcés signe le lieu où Ancelin s'est arrêté. Il y a là un millier de bricons vautrés sous les arbres et cent gros chevaux qui broutent les luzernes. Le roman, je le leur donnerai d'un trait, deux heures durant sans débander, tant qu'à le fin leurs gourdes seront vides et qu'ils s'endormiront demi-nus dans les herbes. Ils veulent du sang et de l'or : je leur couperai des nez et leur fendrai des armures, le cheval avec le cavalier, puis je leur jetterai aux pieds les trésors de Saragosse. Ils veulent rêver : je leur donnerai les sept Espagne et les multiplierai. Ils s'abattront au milieu des harems, ils sueront dans l'agonie, un nuage lumineux les enlèvera au ciel – ils en resteront bouche bée, comme s'ils entendaient le cinquième évangile. Si la mémoire me fait défaut j'y mêlerai ma vie, le soleil et les loups, car moi aussi je souffre sur les chemins, et l'ombre de Séléné.

Le cabinet de société
Cabinet de société de Gérard Cartier - Éditions Henry - 372 pages