Il y a les deux sœurs Alcides, Maria Luisa la mezzo-soprano et Nani la soprano qui sortent du conservatoire, formées au chant lyrique. Il y a Madalena Micaia, The African Lady, à la sublime voix de jazz, noire et serveuse dans un restaurant, et enfin la plus jeune, Solange de Matos. Elle a dix-neuf ans, elle est réservée, elle découvre la vie et la ville, l'amour. Elle n'a pas une grande voix, elle vient en soutient de celle de Gisela, la Maestrina. Pourtant Solange possède un grand talent. Elle compose des paroles de chansons inoubliables qui vont faire la gloire du groupe.
Elles ont travaillé dans un garage, appris à chanter, à danser sous la direction de Jõao de Lucena, le célèbre chorégraphe international. Elles ont enregistré un disque, la célébrité est là. Mais à quel prix ?
Car tout en ce bas monde à un prix. Pour ces cinq femmes les ambitions sont immenses pour certaines, moins pour Solange qui flotte dans le groupe comme si elle n'en faisait pas partie. Réservée, présente mais comme en retrait toujours. Tous les sacrifices de ces cinq là feront pour atteindre l'objectif suprême sont au final coûteux. Et ce n'est pas un talk-show, célébration du royaume de l'instantané où tout est si factice, qui leur fera oublier l'histoire, les mensonges, les émotions partagés, les liens qui les attachent les unes aux autres.
La nuit des femmes qui chantent est le premier roman de Lidia Jorge que je lis et je suis sous le charme de ce talent à manier les mots, les sentiments, sa capacité à saisir les rapports de force, les pressions, les luttes latentes de pouvoir, les non-dits. Je suis Impressionnée également par ce personnage de Solange, si singulière, si touchante à la fois. Solange est la narratrice de l'aventure de ces chanteuses venues d'horizons différents. C'est une narration étrange, effectuée d'une voix lointaine, détachée comme non impliquée. Elle raconte cette aventure via des flash-back sur des événements familiaux personnels et d'autres moments liés à la vie du groupe. Comme si, dans ses sensations, sa conception du monde, passé, présent et futur ne peuvent que se dérouler qu'au même moment. Narration et écriture un peu étrange, singulière mais cependant réellement envoûtante.
Une lecture qui vaut vraiment le détour.
Du même auteur : La dernière femme
Dédale
Extrait :
Je me souviens du magnétophone et de ses deux bobines qui tournent devant nous, deux écheveaux qui s'enroulent et se déroulent sous nos yeux, nous offrant la musique des répétitions, pendant que les premières pluies d'automne s'abattaient sur Lisbonne. Je me souviens de la maquette du 33 tours, qu'elles appelaient toujours le Long Playing, posée sur le couvercle du piano, et de la discussion à propos des noms. Le nom du groupe, le nom de l'album, le nom de la grande salle de spectacle où aurait lieu ce que nous appelions notre consécration absolue. Durant ces jours qui me semblent n'en avoir été qu'un seul, j'avais l'impression que quelque chose d'extraordinaire se construisait autour de cette femme admirable qu'était Gisela Batista, quelque chose de grandiose, sans nom, et j'avais la chance de faire partie de ce mouvement impossible à arrêter. Je me souviens de la force de la conviction quand elle a eu l'idée d'appeler le groupe ApósCalipso. Profitant du retard de Madalena Micaia, Gisela nous avaient réunies autour d'elle et avait expliqué pourquoi c'était le nom qui nous convenait et qu'il ne pouvait pas être différent. Si on réfléchissait bien, il évoquait la libération d'Ulysse et son retour dans la maison de Pénélope, tout en suscitant des résonances par rapport au texte de saint Jean de Patmos. Le mot déclenchait donc deux effets distincts. Celui qui se bornerait à l'écouter, entendrait Apocalypse, un jeu qui tournerait en notre faveur, évoquant une atmosphère de terreur, proche du religieux. En un second temps, toutefois, ce premier sens s'évaporait, la solennité s'effilochait, la convention s'effritait en mille miettes. Car, quand on le déchiffrait syllabe, il ne subsistait plus qu'un nom, calypso, une danse, un rythme. Ainsi, le mot avec lequel Gisela nous nommait n'avait pas deux sens, mais trois. Entre-temps, Madalena Micaia était arrivée en traînant des sacs mouillés et Gisela répétait les deux mots, assise au piano, sans l'ouvrir, se contentant de s'y appuyer comme s'il était son abri et sa source d'inspiration. ApósCalipso. Selon notre maestrina, ce nom à sens multiple nous distinguerait, nous mènerait loin. C'était un ordre qui ferait exploser tout ce qui nous entraverait sur notre route. Le nom finirait par être différent, passablement différent, mais la discussion sur l'éventuel ApósCalipso fut si révélatrice qu'intimement ce nom-là et non l'autre resterait pour nous le mot-clé, celui auquel nous associerions une idée de triomphe et de joie.
La nuit des femmes qui chantent de Lidia Jorge - Éditions Métailié - 310 pages
Traduit du portugais par Geneviève Leibrich
Commentaires
jeudi 2 février 2012 à 12h14
De Lidia Jorge, j'avais lu La Couverture du Soldat et Le Vent qui siffle dans les grues,très beaux romans,mais très rudes aussi.Dédale, ton billet me donnes envie de continuer l'exploration d'une oeuvre très particulière et pesonnelle.
jeudi 2 février 2012 à 20h40
Sur Lidia Jorge j'avais écrit un billet sur "la dernière femme" (un 24 décembre 2009 !) suite à une énigme je crois. C'est une auteure que je tiens pour un grand écrivain lusophone. Les éditions Métaillé font du très bon travail pour promouvoir son oeuvre, et la traduction par Geneviève Leibrich est certainement très intéressante. Tu nous donnes très envie de nous plonger dans son dernier ouvrage, merci.
samedi 4 février 2012 à 11h49
Merci Mesdames pour vos commentaires. Je note les titres mentionnés. Quant aux Éditions Métailié, je ne peux cacher qu'elles font parties de mes préférées par la qualité de leur travail et des auteurs proposés.
vendredi 21 février 2014 à 10h04
Bonjour,
Je viens d'achever ce roman et comme d'habitude, je suis époustouflée par la force de l'écriture de Lidia Jorge. Elle nous plonge jusqu'au tréfonds de son univers et ne nous en laisse ressortir qu'une fois la dernière page tournée.
A noter également "Le jardin sans limites" qui se déroule dans la belle ville de Lisbonne.
vendredi 21 février 2014 à 11h12
Merci, Sarah, pour ce commentaire. J'avais un peu délaissé depuis cette lecture cette auteure. Je note donc de mon côté Le jardin sans limites. J'espère que mes retrouvailles avec L. Jorge seront belles.