et ce que le procureur a dit, c'est qu'un homme ne doit pas mourir pour si peu, qu'il est injuste de mourir à cause d'une canette de bière que le type aura gardée assez longtemps entre les mains pour que les vigiles puissent l'accuser de vol et se vanter, après, de l'avoir repéré..

En une longue phrase sans début, prise en cours de route, filant d'un coup comme un cauchemar qui n'en finit pas, Laurent Mauvignier nous raconte cette vie que l'on a éteinte en jouant magistralement des ponctuations, rythmant son propos comme un cœur qui s'emballe ou se calme. C'est court, percutant, rythmé en fonction des montées de colère, d'incompréhension, de douceur, avec toujours le mot juste. L'auteur raconte ce coup de folie ( ? ), du moins la gratuité du geste barbare de ces quatre vigiles, le bruit des coups. Après le son d'un corps tombant inerte sur le béton puis, reste le silence. L'affreux silence.

De ce jeune homme dont on ne connaît rien, pas même le nom, qui avait de temps en temps quelques petits boulots, qu'il était peut être amoureux, enfin qu'il avait rencontré quelqu'un qui pouvait peut être l'attendre quelque part et de là le sortir de sa vie actuelle. On saura aussi que le narrateur s'adresse au petit frère, celui avec qui il s'entendait bien, avant la lente descente dans l'oubli. Ils ont un père boucher et une mère pleine de principes ménagers. C'était une vie, c'était un homme.

Avec ces soixante pages qui valent plus que bien des traités, L. Mauvignier pointe la violence gratuite, la bêtise la plus crasse, la perte de priorité, de valeurs - une canette est plus précieuse qu'un homme -, l'isolement au milieu de l'immense fourmilière. On reste avec notre incompréhension et la colère.

Quels sont les hommes qui peuvent faire ça. Pas des hommes qui font ça. Et pourtant. Des hommes.

Qui peut sortir indemne de cette lecture ? De ces interrogations ? Les pourquoi qui tournent longtemps ? Pas moi en tout cas. Dans quel monde vivons nous si l'on n'est si vite plus rien. De nos jours, combien vaut la vie d'un homme ? Juste le prix d'une canette de bière ? Et pour combien de temps encore ?

Dédale

Du même auteur : Des hommes

Extrait :

pourquoi on l'emmène si loin, pas dans le local de sécurité mais ailleurs, plus loin, il en est sûr, avance, il devine quelque chose, c'est trop loin, trop isolé, on avance jusqu'à ce que la radio du magasin devienne un bruit de fond qui disparaît derrière les premiers mots qu'il gueule assez fort, les seuls que sa poitrine peut enfin lâcher, pourquoi on est ici, pourquoi si loin, il ne sait pas quand vient la première claque sur le visage mais il sait que soudain on ne peut plus avancer, devant il y a un mur de conserves, il se retourne et esquive les premiers coups, il essaie de dire ça suffit, je veux partir, lâchez-moi, il sait qu'ils vont lui casser la gueule, parce qu'il le voit à la façon qu'il ont le s'envoyer des coups d’œil entre eux pour se motiver, ils s'amusent, ils font semblant de se mettre en colère et le retiennent, des mains, des bras, par les épaules, et une main le gifle qu'il essaie d'éviter, mais le plus vieux se met en colère en le traitant de pédale et lance son poing, le nez éclate, et le sang coule dans sa bouche, ça reflue, sa langue lèche le flot de sang, la surprise du sang sur ses doigts, il se répète, ils vont me casser la gueule et pourquoi ça tombe sur lui il ne sait pas, il a eu peut de ça depuis toujours et maintenant que c'est face à lui il n'a presque plus peur, seulement il ne comprend pas et ne peut pas imaginer comment les pompiers enlèveront son corps tout à l'heure, et comment, sur le ciment, on nettoiera le sang à l'eau de Javel et à la brosse, et puis le rire de celui qui a du gel sur les cheveux, ses dents qui se chevauchent, c'est à peine le temps de rien parce que tout recommence très vite, une autre claque et toujours des bras qui le bloquent – il se débat mais ça ne dure pas, quand il essaie de donner des coups de pieds devant lui, sur les côtés, prenant appui sur les bras qui le retiennent pour jeter ses jambes devant lui, alors ils le lâchent et il tombe dans un grand bruit de souffle coupé, mais même à ce moment-là il se dit que tout va s'arrêter bientôt, ça aurait dû finir à ce moment-là, voilà, qu'ils en finissent et que lui puisse repartir enfin, ton frère, ton grand frère, mais, tu vois, ça n'a pas fini comme ça, non

Ce que j'appelle l'oubli
Ce que j'appelle l'oublie de Laurent Mauvignier - Éditions de Minuit - 62 pages