Cuba, 1993. Le mur de Berlin est tombé ainsi que le soutien économique de l'ex-RDA. Cuba est touchée de plein fouet par la crise. Les denrées, de pièces détachées, l'essence sont introuvables ou presque. Tout le monde circule à vélo, trafique un peu avec le marché noir ou tente de bénéficier de quelques largesses des touristes. La population subit les coupures d'électricité fréquentes, un réseau téléphonique qui ne semble exister que pour ne jamais fonctionner. Bref, pour La Havane, c'est l'année zéro. L'ère de la débrouille pour vivre et même survivre.

Julia, la narratrice, est diplômée en mathématique. Elle donne des cours sur quelques heures. Travail purement alimentaire, il lui est difficile de supporter ces élèves qui ne l'écoutent même pas. Elle déteste enseigner, elle toujours aussi éprise de recherches scientifiques. Pour cette jeune femme belle et plein de dynamisme, la situation est rude. Difficile d'en rabattre sur ses rêves, ses ambitions d'être une grande scientifique reconnue internationalement.

Pour se changer les idées, prendre son mal en patience, elle navigue entre trois hommes. Euclides, son ex-prof à l'université et ex-amant, divorcé et réfugié chez sa vieille mère, de plus déprimé par ses mauvaises relations avec ses enfants. Julia tente de lui remonter le moral autant que possible.
Vient Angel, l'amoureux de Julia et professeur de physique. Il possède un bel appartement dans le quartier de Vedado en centre-ville. Quand on connaît quel parcours du combattant peut être le moindre déplacement entre les villes, Angel est un privilégié. Julia joint l'utile à l'agréable.
Il y a aussi Leonardo, écrivain, journaliste, mulâtre à lunettes. Un homme qui ne circule qu'en vélo et qui aime par dessus tout raconter des histoires. Vérité ou fabulations. Mystère !

Indépendamment du fait que ces trois hommes tournent autour de Julia comme des bourdons sur une jolie fleur, ils ont aussi en commun le même secret. Tous sont passionnés par le destin d'Antonio Meucci, un italien venu à La Havane en 1835. Il se pourrait qu'il ait inventé le téléphone à Cuba, lors de ses recherches sur l'électrothérapie. Quelques années plus tard, il s'installe à New-York. Trop pauvre pour renouveler tous les ans le brevet de son invention, son entreprise, il perd tout. Plus tard, l'Histoire cette ingrate l'oubliera et ne retiendra que Graham Bell.

Tous sont à la recherche des preuves de cette découverte, documents pouvant valoir de l'or. Tous les moyens sont bons pour améliorer un peu son quotidien. Tous ont leur théorie sur l'identité du détenteur de cette précieuse preuve. Mais comme l'a dit Aristote : toute vérité est certaine jusqu'à ce qu'on démontrer le contraire. Dénominateur commun de ces trois hommes, la vie de Julia va changer de tout au tout. Surtout quand Barbara, journaliste italienne, vient mettre ses atouts de charme sous le nez d'Angel.

En bonne mathématicienne, Julia raconte cette recherche comme une équation à trois ou quatre inconnues. Elle n'hésite pas à faire appel à Pascal, Aristote, Pythagore, Einstein, Poincaré (Henri, le mathématicien). Rien que du beau monde pour une enquête rondement menée. On ne s’ennuie jamais. Karla Suarez s'amuse même à changer la narration en conversation directe entre Julia et le lecteur. Ça passe absolument bien ! C'est plaisant comme tout, plein de rebondissements dans cette histoire où tout le monde joue double voire triple jeu. Tous mentent volontairement ou par omission, mais pour la bonne cause, la sienne.

Cette enquête n'est toutefois que le prétexte de parler de Cuba et de La Havane en particulier, de ses habitants, de leurs difficultés à y vivre au quotidien. Un portrait d'une société au modèle et rêves épuisés. Mais rien ne plombe l'énergie, la chaleur des cubains. Cette intrigue donne même envie d'y aller rapidement voir su place, un autre roman de Karla Suárez en main.

Dédale

Extrait :

Je crois que dans ce pays, tout le monde se souvient de 1993, parce que ce fut l'année la plus difficile de ce qu'on a appelé la « période spéciale ». La crise économique avait atteint des sommets. C'était comme si nous étions parvenus au point critique minimum d'une courbe mathématique. Vous voyez ce qu'est une parabole ? Le zéro d'en bas, le trou, l'abîme. Nous en étions là. Il était même question de l'option Zéro, de la possibilité de subsister avec le strict minimum. Une année zéro. Vivre à La Havane était comme se trouver dans une série mathématique qui ne mène à rien. Une succession de minutes ne débouchant sur rien. Comme si tous les matins on se réveillait le même jour, un jour ramifié en petites portions qui répétaient le tout. Des heures entières sans électricité. Alimentation réduite. Riz aux pois cassés tous les jours. Et du soja. Hachis de soja. Lait de soja. En Europe, c'est un luxe diététique, ici c'était notre pain quotidien. Et nous n'avions droit qu'à un pain par jour. Un cauchemar. Le pays déchiré entre dollar et monnaie nationale. Nuit déserte, autos remplacées par des vélos, commerces fermés, monceaux d'ordures. Ce fut aussi l'année de la « tempête du siècle », la mer est entrée dans la ville au point que dans certains quartiers les gens mettaient des masques de plongée pour repêcher les produits que les flots arrachaient aux réserves des hôtels. Un vrai délire. Puis le calme. Le pays encore plus détruit, mais calme. De nouveau la sensation de n'aller nulle part et le soleil qui ne nous lâche pas, comme une punition infligée sur le dos des gens qui continuaient à se lever tous les jours pour essayer de vivre de manière normale.
Pourtant, l'histoire de Meucci m'était arrivée comme une petite lanterne en pleine obscurité, si bien que cet après-midi-là, je suis sortie de chez Euclides et j'ai marché en repensant à tout ça.

Havane, année zéro
La Havane année zéro de Karla Suárez - Éditions Métailié - 252 pages
Traduit de l'espagnol (Cuba) par François Gaudry.