Née d'une mère allemande, la romancière indienne Anita Desai a construit le personnage de Baumgartner qui naquit en Allemagne avant l'arrivée des nazis au pouvoir et s'exila en Inde avant qu'il ne soit trop tard. On apprend au début du roman qu'il est mort et le lecteur est invité à suivre le récit de sa dernière journée : sa promenade, sa visite à Lotte, son amie de longue date, sa tournée des restaurants pour récupérer des restes qu'il pourra donner aux nombreux chats qu'il a recueilli chez lui, etc. Entre les chapitres racontant cette dernière journée s'insèrent d'autres chapitres retraçant la vie de Baumgartner depuis son enfance à Berlin.

Le titre du roman rend bien compte de son contenu. L'auteure raconte en effet très bien l'atmosphère de la ville de Bombay, bien que ce soit une vision sélective puisque liée au ressenti de Baumgartner. Le contexte est principalement celui de la pointe Sud de l'île, Colaba, où non loin de la Porte de l'Inde se dresse l'hôtel Taj Mahal. Non loin de là, Baumgartner habite un modeste appartement dans la résidence Hira Niwas.

Outre ses qualités descriptives (non dénuées de fantaisie puisque la Porte de l'Inde, en grès jaune, est décrite comme étant constituée de grès rouge), le roman revient de façon intéressante sur certaines périodes de l'histoire européenne et indienne. Le roman comporte aussi de nombreux extraits de chansons et poésies allemandes qui ont accompagné la jeunesse du personnage. Le fameux poème de Goethe (Kennst du das Land, mis en musique notamment par Hugo Wolf et merveilleusement bien chanté par Juliane Banse...) trouvera une interprétation originale de la part du jeune Baumgartner.

Pour les Indiens, Baumgartner restera toute sa vie un sahib, un firanghi (nom qui en Inde désignait les Européens depuis le XVIIe siècle au moins). Pour les Anglais, quand la guerre aura éclaté, il sera avant tout un Allemand digne d'être fait prisonnier, peu important qu'avec les autres Juifs allemands, il ait à cotoyer les partisans de Hitler. De retour à Calcutta à la fin de la guerre, il devra fuir une nouvelle fois quand les violences entre hindous et musulmans conduisant à la partition de l'Inde se déclencheront. Il s'installera alors à Bombay.

Ce livre, le sixième de l'auteure que je lise, est pour le moment mon préféré.

Du même auteur : Un parcours en zig-zag.

Joël

Extrait :

Après le coucher du soleil, le jardin était envahi par les familles qui vivaient comme autant de rats et de poux dans les crevasses et les fissures de l'immeuble et sortaient prendre un peu d'air. Derrière les cloisons les machines à coudre vrombissaient, les machines à écrire crépitaient, les presses à imprimer résonnaient sourdement et les mécaniciens tapaient sur des carrosseries rouillées. On étalait de la peinture sur de la tôle ou du bois, on égorgeait et plumait les poulets, et l'unique robinet d'eau coulait sans arrêt sur les dalles de pierre verdies et luisantes de la cour. Là les femmes récuraient des montagnes croulantes d'ustensiles de cuisine, remplissaient seaux et bouilloires, débarbouillaient des enfants hurlants, faisaient leur toilette, se lavaient les cheveux et menaient une guerre apparemment sans fin contre la crasse. La première chose qu'on entendait la matin, bien avant le point du jour, était le tintement du seau de métal qu'on posait sous le robinet, suivi du bruit de l'eau qui dégringolait dedans. Tard dans la nuit, quand tout était lavé, l'eau continuait à goutter du chiffon qu'on attachait au robinet de cuivre pour éviter les éclaboussures, et on aurait pu s'imaginer dormir au bord d'un ruisseau. Pourtant rien n'était propre. Le robinet transformait la cour en marécage, et les enfants s'accroupissaient n'importe où pour uriner ou déféquer. Une fois lavé, le linge avait l'air encore moins blanc et plus boueux qu'avant. Ces lessives qui avaient lieu quotidiennement — quand ce n'était pas plusieurs fois par jour — pendaient en longues banderoles sous toutes les fenêtres et tous les balcons, tapissant les murs lépreux de saris de six mètres de long et de dhotis d'un mètre de large, qui ressemblaient à des drapeaux ou à des linceuls. L'immeuble entier paraissait frémir et vaciller au moindre souffle de vent, tandis que le linge claquait, flottait et pendait mollement comme la peau d'une vache maigre ou les plumes dépenaillées d'un oiseau en mue.

Le Bombay de Baumgartner
Le Bombay de Baumgartner d'Anita Desai - Stock - 318 pages.
Traduit de l'anglais par Paulette Vielhomme-Callais.