Une fois n'est pas coutume, je ne débuterai pas cette chronique par la nouvelle qui ouvre le recueil (et dont je parlerai à la fin de ce billet) mais par la deuxième, qui est peut-être aussi celle qui m'a le moins convaincue.
Le sommeil est la pierre de voûte de la société de Si on rêvait ? En effet, pourquoi perdre son temps dans la réalité alors que les songes peuvent être si beaux ? Tout le monde cherche donc la maison la plus sombre possible, on s'invite à rêver les uns chez les autres et on fantasme son existence plutôt que de la vivre. Alors pourquoi Hélène Horn, sacrée en son temps Reine des Rêves, ne parvient plus à déclencher ses visions nocturnes ?
Cette nouvelle, la plus courte du recueil, est une belle histoire et un joli conte amoureux, même si elle a moins de force que les deux autres.

La troisième nouvelle, Une histoire peau, est une réflexion sur cette peur maladive du vieillissement. Ela, photographe, est la petite fille du célèbre docteur Juventus. Ce dernier a créé un antidote contre la vieillesse physique. Chacun peut ainsi se fixer à l'âge qu'il souhaite et ce jusqu'à la fin de sa vie. Impossible donc de savoir quand vous croisez quelqu'un, s'il a réellement l'âge de son physique ou des décennies de plus. Pourtant, Ela et son mari ont toujours refusé de se fixer. Voilà des années qu'ils vieillissent l'un à côté de l'autre, dans la roseraie d'Ale et qu'Ela photographie ces instants de vie. Ce récit est bien connu des enseignants puisqu'elle a servi, en 2003, de texte d'étude à un examen de français. Le sujet de la rédaction demandait aux élèves s'ils étaient prêts à tenter l'expérience du Docteur Juventus : ne jamais vieillir. Dans ce texte, Jeanne Benameur apporte bien sûr quelques pistes, quelques réponses mais évite tout manichéisme. La fin peut être ainsi lue à plusieurs niveaux. Sans doute suis-je cynique, mais c'est l'interprétation la plus cruelle qui m'a sauté aux yeux. Et cela fait du bien, dans les récits pour la jeunesse, que tout ne finisse pas toujours par une happy end.

Venons-en donc à la première nouvelle de ce recueil, Travaille, travaillons, travaillez, qui est d'actualité puisque nous étions hier le 1er mai. L'impératif du titre, vous vous en doutez, est loin d'être neutre. Écrite au début des années 2000, cette histoire met en scène une société qui valorise à l’extrême le travaillez plus. Non pas pour gagner plus mais pour pouvoir gravir les échelons de la société. Dans ce pays, les pères rognent chaque année sur leurs heures de sommeil pour pouvoir donner toujours plus de temps à l'Entreprise. Quant aux enfants on ne désirait pas qu'ils s'alourdissent l'esprit de connaissances jugées inutiles. Ce qu'on appelait jadis « histoire, géographie, littérature, philosophie » n'avait plus cours. Dans les écoles de ce pays, on ne leur enseigne que des problèmes économiques concernant l'Entreprise, toujours elle. Tout en haut de la pyramide, les Trois Merveilleux ne dorment plus qu'une à deux heures par nuit. Mais tout en bas de la pyramide, dans les couloirs du métro, des hommes et des femmes - Les Misères - attendent dans l'obscurité que le gouvernement veuille bien les nourrir d'air. Dans une maison du Quartier  3, le fil de M. H. rêve d'un autre destin…
Évidemment, cette nouvelle résonne particulièrement en cette période où l'on nous explique qu'il faut toujours travailler plus, qu'il y a un vrai et un faux travail, que le chômage augmente et que les entreprises licencient et créent de nouveaux Misères. Quand Jeanne Benameur a publié pour la première fois cette nouvelle, c'était en 2001, Jacques Chirac finissait son premier mandat, la retraite était à 60 ans et l'enseignement de La Princesse de Clèves n'avait pas encore été remis en question. Onze ans plus tard, quelle cruelle ironie de voir que la frontière entre la fiction et la réalité - même si heureusement elle est toujours grande - s'est tout de même bien atténuée.

Trois nouvelles à lire, à relire et à faire lire pour en parler ensuite.

Du même auteur : Profanes, Laver les ombres, Notre nom est un île, Les Demeurées.

Laurence

Extrait :

Le jour de la fête organisée par la Grande Direction à la gloire de ceux qui venaient de parvenir aux seize heures, ils avaient appris le lieu de leur nouvelle résidence. On leur avait réservé une villa dans le Quartier 3. Plus que deux étapes et ils pourraient prétendre au Quartier 1, celui qu'on nommait avec déférence le « Quartier Premier ». Il était situé sur la terrasse même de l'entreprise. Chaque matin, à l'aube, un ascenseur à la rapidité vertigineuse en descendait les trois directeurs qui avaient atteint les vingt et une heures de travail par jour. Devenir l'un des Trois Merveilleux était le rêve de chaque nouvel employé recruté par l'entreprise.

Une histoire de peau
Une histoire de peau
de Jeanne Benameur - Éditions Thierry Magnier - 126 pages