Votre roman se situe dans les Caraïbes et s'apparente à la forme du conte. En entamant le récit, j'ai immédiatement fait le parallèle avec Le Vieux qui lisait des romans d'amour et au village El Idilio. Je voulais donc commencer cette interview en vous demandant si Luis Sepúlveda faisait partie des auteurs que vous affectionnez, et plus largement vous interroger sur les liens qui vous unissent à l'Amérique latine.

La littérature d'Amérique Latine est encore aujourd'hui un peu mal connue, un peu mal traduite. Donc, oui, évidemment on peut penser directement à Sepúlveda mais c'est également un hymne à toute la littérature d'Amérique Latine, à tous les auteurs que j'apprécie, que ce soient des mexicains, des boliviens ou des colombiens. J'aime beaucoup ce continent, j'ai fait pas mal de visites et finalement ce qui est intéressant pour moi c'est de voir que les sud-américains partagent énormément de choses avec les tunisiens. Ce sont des gens vivent potentiellement la même chose, qui partagent le bonheur d'un bon climat et le malheur d'une grosse dictature. Ce sont ces points communs qui m'ont fait choisir Santa Clara, village fictif sud-américain, pour raconter cette histoire. Ça m'a également permis de m'affranchir de beaucoup de choses auxquelles j'aurais potentiellement dû faire référence si l'action avait été un peu plus ancrée dans la réalité. Il y a donc une combinaison d'éléments qui m'ont amené à situer mon action sur ce continent. Et je ne le regrette pas car ça a été un bonheur tout au long de l'écriture.

Si je ne me trompe pas l'idée même du roman vous est venu lors d'un séjour en Amérique du Sud. Pourriez-vous nous raconter l’anecdote ?

J'étais à Cuba en vacances. J'avais loué un petit scooter qui m'avait emmené un peu partout, dans des endroits que je ne connaissais pas et que je n'arrivais pas à identifier. J'étais donc dans un petit village, à la tombée de la nuit. Je m'étais perdu et ce village-là était vierge de toute inscription politique alors que c'était l'anniversaire de la 80e année de la Révolution Cubaine et partout ailleurs il y avait énormément de slogans et de tags sur les murs. Et dans ce village-là, on avait l'impression qu'ils n'étaient pas au courant. Il n'y avait aucune dimension politique dans les rues. Du coup, je me suis dit qu'ils n'étaient peut-être pas au courant qu'il y avait eu une révolution dans leur pays. Parce que s'ils l'avaient su, ils auraient donc dû théoriquement écrire les slogans sur leurs murs. L'idée m'est donc venue d'imaginer un petit village déconnecté, apolitique. Après, je n'ai malheureusement pas rencontré Ibrahim Santos dans ce village cubain, mais je l'ai imaginé pour Santa Clara.

Yaman Manai (c) FH BiblioblogParmi les points communs entre l'Amérique du Sud et l'Afrique, vous évoquiez les dictatures, mais il y a également la tradition orale du conte, une façon de raconter différente de ce que l'on produit en Occident.

Oui, je pense qu'il y a une conception de l'événement qui est différente en occident et dans d'autres cultures. L'approche à la narration et à l'imagination est différente. En occident on s'efforce peut-être d'être plus factuel ou plus psychologue. Du coup on bascule dans des concepts, des labyrinthes cartésiens. Dans une tradition plus orale, le conte est plutôt présent comme garant d'une certaine valeur, d'une certaine morale. On s'affranchit de toute cette intellectualisation du récit. Je préfère ça aux romans qui sont plutôt psychanalytiques (du genre « je suis perdu dans une grotte, comment vais-je faire pour m'en sortir ? »). Je suis plus intéressé par l'origine même de ce qui fait que les hommes se rassemblent et se montrent solidaires. Il y a une dimension collective du conte qui est donné par les personnages. Chacun joue dans le même orchestre avec le même objectif. Je préfère les mélodies d'orchestre aux chants solitaires. La forme du conte nous offre donc une plus grande liberté. La tradition nous offre finalement une plus grande liberté qu'une modernité qui norme énormément. Aujourd'hui, les outils prennent le dessus sur l'imagination alors que dans une autre époque on était obligé d'exciter un peu plus l'imaginaire.

Pourriez-vous nous dire quelques mots de vos protagonistes et de Carmen en particulier, le seul personnage féminin de votre roman ?

Il y a sa grand-mère aussi qui fait une brève apparition... Le choix des personnages était très sélectif. Je n'avais pas envie d'encombrer le roman qui était déjà riche en événements avec des personnages qui n'auraient pas eu une influence directe sur l'intrigue. J'avais vraiment envie de me concentrer sur quelques-uns et leur donner un impact direct. Même s'il n'y a qu'un personnage féminin, les personnages masculins réellement présents et épais ne sont qu'au nombre de trois ou quatre. Et le roman ne peut pas se dérouler sans le personnage de Carmen. Elle est le personnage qui permet à l'histoire de continuer. Ce sont des personnages de conte dans le sens où ils jouent tous la même mélodie pour faire avancer le récit. Ils ont des liens qu'ils ont créé eux-mêmes au-delà de mon imagination. J'ai imaginé cette histoire-là mais à un moment les personnages sont devenus autonomes. Il y a ainsi une espèce de bénédiction puisque le romancier se retrouve à observer quelque chose qui existe déjà par elle-même.

Ibrahim Santos est bien évidemment la clé de voûte de votre roman. Issu d'une longue lignée de poètes arabes, il a un don hors du commun et essentiel au bon fonctionnement du village. Les origines d'Ibrahim étaient-elles pour vous une façon d'intégrer à cette histoire caribéenne un part de vos racines ?

Ce qui est intéressant à savoir dans l'histoire du nouveau monde c'est qu'il n'y a pas seulement eu des européens partis à la conquête de ces pays-là. Il y a aussi eu énormément de Libanais par exemple. La conquête du nouveau monde était censée être une chance, une forme d'utopie. Je trouvais que c'était important que Santa Clara rassemble le plus grand nombre de cultures différentes. Je décris ainsi, à la genèse du village, tous les peuples qui se sont installés au fur et à mesure. Je voulais montrer que ce qu'ils partageaient allait au-delà de leur couleur ou de leur profession. Il n'y a pas d'aspect purement religieux qui soit porté dans le conte, purement linguistique, mais en tout cas il y a une spiritualité qui est introduite par Ibrahim Santos. Ibrahim tire ses racines de cette conception du monde que l'on a pu avoir à une époque plus médiévale et qui a été finalement rejetée en grande partie par le « Je pense donc je suis ». On ne dit pas « je vis donc je suis » et pourtant on est dans l'interaction avec le monde, on est avant tout un être vivant. Le fait de se déclarer comme un être pensant crée une fracture entre l'Homme tel qu'on le conçoit et le reste de son univers. Mais cette spiritualité, cette façon d'envisager le vivant, est une conception qui reste encore présente aujourd'hui d'une façon plus forte dans les sociétés indiennes, arabes ou sud-américaines, plutôt que dans le monde occidental, qui selon moi se cherche aujourd'hui un second souffle.

La musique joue un rôle essentiel dans ce récit puisqu'elle se révèle la meilleure arme contre les dictatures. Mais quel est votre propre rapport à cet art ?

Il y a une phrase de Liebniz qui dit « La musique est un calcul secret que l'âme fait à son insu ». La musique est donc avant tout une expression spontanée de ce que nous avons de plus précieux et qui est notre lien avec les autres et un monde un peu plus « spirituel ». La musique fait partie des arts majeur et je ne peux personnellement vivre sans. L'écriture du livre a donc été très musicale.

Vous aviez fini d'écrire La Sérénade d'Ibrahim Santos avant le 14 janvier 2011 même s'il a été publié quelques mois après. Aviez-vous pressenti ce qui allait arriver ?

J'étais bien entendu baigné par cette ambiance qui régnait en Tunisie parce que j'ai vécu de mes 7 ans jusqu'à 18 ans sous l'ère Ben Ali, en Tunisie même, avant de venir vivre en France. Et même alors, je continue d'aller régulièrement en Tunisie. Quand j'arrivais, je voyais les portraits, la presse, les journaux télévisés qui étaient pratiquement les mêmes que dix ans auparavant, et c'était vraiment une horreur. J'ai des amis qui avaient certaines ambitions et qui n'ont pas réussi à se retrouver dans ce que le régime leur offrait. Il y avait des stades de foot avec des matchs abominables et des cafés avec des jeux de cartes, mais pas suffisamment d'emplois pour qu'ils puissent se réaliser. J'ai vu cette génération grandir, j'ai vu les limites qu'imposait ce régime. Heureusement je n'en ai pas souffert directement, même si ça me révoltait et que je trouvais scandaleux qu'on observe la même mascarade se répéter sans agir. Ce livre-là était une façon pour moi de démystifier tout ça avec l'humour qui est propre à toutes ces populations qui n'ont plus rien d'autre pour s'exprimer. L'humour est un échappatoire pour toutes les sociétés brimées. Dans les sociétés modernes, c'est plus compliqué. Je n'ai par exemple jamais entendu de blagues finlandaises. C'est une boutade, bien sûr, mais l'humour était en Tunisie le seul moyen de défense face au régime de Ben Ali. Les blagues circulaient et on sentait que c'était un indicateur, que ça n'allait pas suffisamment bien et que d'un jour à l'autre ça allait se terminer. Quand j'ai commencé à écrire le livre, j'étais loin d'imaginer que ça allait se passer à ce moment-là. Les émeutes ont commencé en décembre 2010 au moment où le livre allait paraître. Finalement, les grèves ont fait que la parution du livre a été retardée de 6 mois, mais c'était pour la bonne cause. C'était un moment extraordinaire à vivre et comme toute chose précieuse, cela demande de l'entretien. Aujourd'hui, on est en train d'essayer de maintenir cet élan de liberté.

Le pouvoir du langage, et plus particulièrement le pouvoir qu'imposent les dictatures sur le langage, a souvent inspiré la littérature d'anticipation. Je pense notamment au novlangue dans 1984 d'Orwell. Dans La Sérénade d'Ibrahim Santos, celui qui impose son langage est un personnage assez inattendu, puisqu'il s'agit du barbier qui emprisonne des perruches en leur promettant la parole. Pourquoi ce contre-pied ?

L'approche du barbier dans le livre est assez éloigné des dictateurs car il ne faut pas perdre de l'esprit qu'il enferme des animaux et non des hommes. Dans son esprit, il leur donne accès à quelque chose d'encore plus humain en leur apprenant à parler. Ce qui l'amuse surtout c'est de voir les réactions de ses perruches à l'entrée d'un nouveau client. En revanche, les dictatures en s'attaquant à l'imaginaire, s'attaquent au futur d'une société, à ses ambitions, à la façon dont on se projette et pense pouvoir évoluer. Pour que l'imaginaire puisse prendre forme et se cristalliser, le langage est indispensable. C'est la langue qui va permettre aux émotions et aux projets de prendre forme. En détruisant le langage, on détruit également toute idée, toute ambition et tout projet. La Tunisie n'y a malheureusement pas échappé puisqu'on constate que le dialecte tunisien, tel que moi je l'ai connu quand j'étais enfant, était beaucoup plus riche que ce qui est pratiqué aujourd'hui. On peut faire le même constat en France en voyant le vocabulaire qui est employé par les jeunes. Mais en Tunisie c'est le résultat d'un choix politique. Les gens n'ont plus les moyens de porter leurs idées à travers les mots et tombent beaucoup plus facilement esclaves des dictatures avec les limites imposées à leurs moyens d'expression. Par exemple, un des projets qui m'est cher, c'est un projet de traduction de La Sérénade d'Ibrahim Santos en dialecte tunisien. L'idée est de montrer aux Tunisiens que l'on peut raconter toute une histoire sans employer des mots autres que ceux qui sont propres à leur culture (qui est aussi celle du conte). Leur montrer également qu'il y a toujours des mots pour dire telle ou telle chose. Il y a une certaine finesse dans le dialecte tunisien qui permet de retranscrire toutes les émotions et toutes les situations. La concrétisation de ce projet me rend donc très heureux car on est en train de démontrer que il y a encore la possibilité de faire renaître des projets malgré un régime qui a tout voulu brûler.

Pourquoi avez-vous choisi la maison d'éditions Elyzad pour vos publications ? Était-il important pour vous d'être publié par une maison d'édition tunisienne ?

Le choix de la maison d'édition était pour moi évident. Au-delà de la qualité de son catalogue, du soin apporté à la fabrication des ouvrages et de la présence de quelques auteurs confirmés, Elyzad est une maison d'édition qui pratique une politique de prix différente en fonction du pays où ses ouvrages sont distribués. Comme les livres sont fabriqués en Tunisie, il y a un prix pour le marché tunisien, et un autre (à peine plus élevé) pour le marché français. Du coup, leurs ouvrages peuvent s'adresser à la fois, et de façon équitable, aux Tunisiens et aux Français. C'était important pour moi de faire lire le public tunisien et donc de lui rendre le livre accessible. Si j'avais publié mon roman dans une maison d'édition française, le prix de vente en Tunisie, après importation, aurait été inabordable pour le grand public. Un ouvrage à 40 dinars c'est beaucoup trop cher pour le public tunisien.

Lecture de la Sérénade d'Ibrahim Santos (c) FH - BiblioblogPourquoi avez-vous fait le choix d'écrire en français ?

Il faut croire que j'aime cette langue qui me permet de rendre copie de ce que je ressens, qui est très fidèle à ce que je pense tout en me permettant le jeu du francophone. Si on prend la littérature purement française, le fait d'arriver de l'extérieur mais en tant que francophone, avec toute une culture différente, permet d'apporter un autre univers, tout aussi précieux pour le lecteur, parce que ça fait partie de la richesse que l'on cherche dans les romans. Le français est donc pour moi un moyen d'expression suffisamment original pour que je puisse raconter des histoires singulières.

Que ce soit dans La Sérénade d'Ibrahim Santos ou dans votre premier roman, La marche de l'incertitude, on constate que la narration n'est pas linéaire mais fonctionne plutôt par cercles concentriques, ce qui est une spécificité orientale. Est-ce que vos racines tunisiennes s'expriment plus dans la construction du récit que dans le langage ?

Le premier roman a été tellement spontané que je n'ai pas essayé de chercher la part de la construction par rapport à l'approche temporelle. Le récit porte bien son nom, la marche de incertitude : j'étais moi-même dans cette marche-là. Je ne savais pas si le livre serait ou non publié et j'avais donc pris toutes les libertés pour l'écrire. Je l'ai envisagé comme un gros gâteau que j'attaquerais par plusieurs côtés, ce qui me permettait de raconter plusieurs histoires à la fois, sans perdre pour autant la conscience que c'était un seul et unique gâteau. Mon défi était donc de le présenter comme tel au lecteur, c'est à dire de lui permettre d'approcher la même histoire mais avec plusieurs personnages et plusieurs lieux. C'est peut-être une manière très orientale d'aborder un récit, qui rappelle Shéhérazade et les Mille et une nuits : on part sur un personnage, on fait une digression et on présente un nouveau personnage, puis on revient au précédent et ainsi de suite. Quand un chapitre s'arrête, on a envie de connaître la suite, mais on est pris de court car c'est une autre histoire qui commence au chapitre suivant. C'est un jeu qui est assez plaisant à l'écriture.

Toujours pour parler de la construction de vos romans et de leurs points communs, j'ai noté la présence des apartés, ces scénettes ou citations qui entrecoupent de façon plus ou moins régulière vos deux récits. Comprenez-vous que cela puisse déconcerter certains de vos lecteurs ?

Sur les deux expériences, il était important pour moi de partager ce que je vivais, au moment même de l'écriture. Qu'est-ce que peut être l'intimité d'un écrivain au moment où il écrit son livre ? C'est un dialogue entre l'écrivain et le lecteur, au-delà de l'intrigue même, et qui doit étonner le lecteur, qui doit l'obliger à aller chercher le sens de ce qu'il est en train de lire. Il y en a un en particulier, dans La Sérénade, qui interpelle plus que les autres, c'est celui de la scène du restaurant. Si on apprécie La Sérénade c'est qu'elle nous fait fuir la réalité de notre monde. Dans l'aparté du restaurant, la réalité qui est décrite est finalement plus proche de la nôtre. Et quand le personnage se réveille de ce qu'il croit être un cauchemar, il se rend compte qu'il est toujours dans le même univers. Même si le menu est très caricatural, on n'est pas très loin de manger la même chose, on n'est pas loin de côtoyer ces gens-là. C'était important pour moi de dire que si j'avais eu envie, dans La Sérénade, d'une telle beauté, d'une telle harmonie, c'était à cause de notre réalité. Cet aparté est donc une piqûre de rappel salutaire.

La science et la poésie sont intimement liées dans les deux récits. Dans La Sérénade, les hommes cultivaient leur terre en écoutant le poète. Cette tradition va être bouleversée par l'arrivée de l'agronome qui voudra appliquer les règles du productivisme. Vous êtes vous-même à la frontière de la science et de la poésie puisqu'ingénieur et romancier. Quel est votre regard sur les progrès de la science et pensez-vous que les êtres humains se mettent en danger en n'écoutant plus les gestes ancestraux ?

Tout à l'heure on pensait du « Je pense, donc je suis », qui isole complètement l'être humain du reste de la nature, parce qu'il est le seul être pensant. C'est le grand divorce entre lui et les autres entités vivantes. Il est évident pour moi que les gestes ancestraux, la tradition, n'avaient pas que de mauvais côtés. On était capables, dans un autre temps, de concevoir notre interaction avec le monde différemment. Il y a malheureusement aujourd'hui des médecines traditionnelles qui disparaissent. À Cuba par exemple, on essaie aujourd'hui réhabiliter les médecins qui guérissent par les plantes, qui connaissent les vertus des plantes tropicales. Dans les villages, ceux qui ont ce savoir, les grands-pères et grands-mères, ne sont plus écoutés. De la même façon, il y a d'autres formes de savoirs qui sont délaissés à la faveur des outils. Dans La Sérénade, c'est symbolisé par la dualité entre le baromètre et la musique d'Ibrahim qui elle tire ses origines de quelque chose de plus ancien, de plus spirituel. Il est évident qu'il faut remettre en cause le développement scientifique. J'ai fait des études d'ingénieur parce que la science me fascinait. Je pensais qu'elle modifiait le monde de façon positive. Mais il faut croire que j'étais un peu naïf. Quand Nobel a inventé le TNT, il l'avait fait pour aider les mineurs à forer et à sortir la matière première. Il n'imaginait pas les fins militaires. Finalement la science est comme tout concept et contient en elle la bonne et la mauvaise utilisation. Dans La Sérénade, quand la science est un alibi pour qu'une dictature puisse se mettre en place, ce n'est pas une science qui fait progresser le genre humain, mais c'est une science d'aliénation. Aujourd'hui on délocalise des usines dans des lieux où la main d'œuvre est moins chère, là où les pays sont moins regardants sur le droit des enfants, dans un souci de productivité. La science ne s'interroge plus. On est essentiellement sur de la science appliquée et il faut absolument remettre en question cette application-là. Ce n'est pas la faute de la science, c'est la faute de l'être humain.

Dans La marche de l'incertitude, il y a un personnage qui se retrouve à la croisée des destins des autres personnages. Il s'appelle Christian et c'est un scientifique poète, qui brigue peut-être le prix Nobel mais qui trouve la paix dans les recueils de poésie.

Ce qui était drôle pour moi, quand j'étais enfant, c'était de constater que dans le passé beaucoup de personnes cumulaient les casquettes : poète, médecin, physicien. Je me disais donc que c'étaient des personnes qui avaient alors le temps. Mais je me suis ensuite ravisé quand je me suis rendu compte qu'il n'y a finalement pas vraiment de frontière entre la poésie et la science. Les frontières restent une projection de la limite de notre propre esprit. Si on considère qu'il y a une cloison entre deux univers, c'est que notre esprit n'est pas capable de les concilier. Pour moi tout fait partie d'une même unité. La science, comme la littérature, sont des outils pour expliquer l'univers. Mais elles ne sont que des outils, pas une fin en soi. La littérature est un univers de démesure. Il n'y pas de poète qui va reprendre le travail d'un autre poète pour mieux le réécrire. Alors qu'en science, une théorie valable un jour sera peut-être remise en question le lendemain. Newton a été corrigé par Einstein qui lui même a été corrigé par un autre. Ce sont deux façons d'approcher le monde. La science est un univers d'humilité car on est contraint par la technicité de son époque, par ce qu'on peut observer. Alors que la littérature est un univers où tout est permis dans le sens où on peut tout écrire, tout inventer sans que ce soit remis en question par les suivants. Le juste équilibre doit se situer entre les deux.

Yaman Manai (c) FH BiblioblogDans La marche de l'incertitude, il y a une très belle description de Sid Bou, un petit village tunisien. Vous semblez très attaché à ce lieu.

Je suis amoureux de cet endroit mais ce qui est dommage c'est qu'aujourd'hui la conscience écologique a du mal à se développer chez les Tunisiens. Ces lieux magnifiques, qui devraient donc être préservés, ne le sont pas forcément. Mais Sid Bou reste un très bel endroit à visiter.

Dans la préface d'Ibrahim Santos, vous exprimez vos craintes pour le futur et écrivez « pourvu que celle nouvelle montagne de dignité n'accouche pas d'une nouvelle souris manipulatrice ». Quel est votre regard sur la situation actuelle en Tunisie ?

Aujourd'hui, personne de ne peut prétendre comprendre les tenants et les aboutissants d'une façon pleine et complète. Il y a eu des coulisses à cette révolution, qui ont été évoquées par certains, qui restent des rumeurs pour d'autres. Le problème c'est que ces coulisses continuent d'exister aujourd'hui. On pensait que même si toute la lumière sur la révolution n'avait pas pu être faite, on allait finir par se l'approprier. Mais on se rend compte aujourd'hui que cette part de coulisses, qui a permis à la révolution d'avoir lieu, n'est pas maîtrisée et qu'il y a encore des gens qui tirent les ficelles dans l'ombre. Je ne peux donc dire quel sera l'avenir de mon pays mais je garde une part d'optimisme. En tout cas, la conscience politique est là pour aiguiller les choix de vie et pour ma part, je reste vigilant. J'ai écrit une petite nouvelle qui va bientôt être publiée dans une collection qui s'appelle Miniature. Ce sont des nouvelles d'auteurs tunisiens et la mienne s'appelle Le Pape et le Barbu. Mon envie était de montrer une peinture des enjeux qui existent en Tunisie. Mais encore une fois, même si on connaît les enjeux, on n'a vraiment aucun pouvoir de prédiction sur la suite.

Pensez vous que les hommes puissent se lier non pas pour des désastres mais pour un avenir meilleur ?

C'est une phrase que j'utilise dans La Sérénade et qui m'est très chère. J'ai l'impression que l'on ne devient solidaires qu'en cas de galère. J'aimerais voir des hommes solidaires jusqu'au bout. Pendant la tempête, on se sert les coudes, mais quand le plus dur est passé, on redevient solitaire. La Tunisie c'était cette culture du chacun pour soi. Quand il y a eu un dictateur à abattre tout le monde s'est uni, mais dès le moment où il a fallu construire un projet, cette solidarité a disparu et chacun a commencé à voir la société comme il la conçoit : le laïque, l’extrémiste religieux, le traditionaliste, le progressiste, le communiste, le socialiste... C'est la parade en ce moment et j'espère que tout ça va savoir se discipliner et donner corps à quelque chose de plus abouti, de plus enraciné, qui réponde bien aux attentes des gens.

La révolution ayant eu lieu, avez-vous l'impression d'avoir plus de liberté dans vos écrits ?

Je n'oserai pas me prononcer sur la question un an à peine après la révolution. Il y a eu énormément de livres politiques qui ont été publiés et consommés. Des livres pour réhabiliter des personnages historiques, donner à entendre d'autres versions de l'Histoire. Mais on n'est pas encore dans le roman post-révolutionnaire. Avant la révolution, mon éditrice composait avec la censure. Elle devait livrer l'ouvrage fini au bureau de la censure. Il était donc accepté ou rejeté en bloc. La Sérénade a suivi ce parcours. Mais ce qui était bien dans le bureaux de la censure, c'est que les personnes chargées de donner leur avis ne savaient pas mesurer l'essence même d'un texte. Elles se sont dit que ça se passait dans les Caraïbes et que donc l'ouvrage ne représentait pas de danger. Demain, je ne sais pas comment ça va se passer... Mais ça ne changera rien à mon écriture. Si j'ai envie de tailler en pièce un gouvernement ou des idées, je le ferai et ne réaliserai qu'après la conséquences. Au moment de l'écriture, je n'y réfléchis pas.

Pour finir cet entretien, pourriez-vous nous dire s'il y a un troisième roman en préparation ?

Il y a toujours quelque chose en préparation. Moi je vis l'écriture plutôt comme une condition permanente. On est souvent à la recherche d'un univers dans lequel on va s'épanouir. Au-delà du plaisir partagé des rencontres avec les lecteurs, il y a aussi le plaisir premier qui est de créer un monde, des personnages. Il y a des moments vraiment jubilatoires dans l'écriture. C'est aussi cette condition là qu'on recherche en écrivant. Donc dès que l'on a fini un livre, on n'a qu'une hâte c'est d'en commencer un autre. Aujourd'hui, je suis dans la phase où je dégrossis le terrain, je n'en suis pas encore à l'étape de l'écriture.

Interview de Yamen Manai - septembre 2012 - Tous droits réservés Biblioblog

Romans ayant permis de préparer cette interview :
- La Sérénade d'Ibraphim Santos (Prix Biblioblog 2012)
- La Marche de l'incertitude