Kanto est jardinier. Au début du roman, il est au bord de la rivière, à la recherche de deux pierres, deux Kamo-ishi. Kanto prend des risques, car ces pierres, sacrées pour les Japonais, ne doivent pas être déplacées. Pourtant, Kanto rapporte chez lui deux spécimens qui lui semble exceptionnelles : la pureté de leur surface, leur couleur, leur forme. Mais en ouvrant le coffre de son véhicule, une fois arrivé chez lui, Kanto découvre médusé que les deux pierres ont changé de forme.

Yone est un homme grand, trop grand au regard des standards japonais. Ce physique hors norme, il le doit à un père qu'il n'a jamais connu : le célèbre sculpteur américano-japonais Isamu Noguchi. Yone a tout raté dans sa vie : son mariage (sa femme est partie), sa carrière professionnelle (il rédige des questions pour un jeu télévisé), ses ambitions de romancier. Car Yone est persuadé qu'il est écrivain, même s'il n'a jamais pu écrire plus que la première phrase de son roman.

Le titre du roman fait évidemment penser à la Tendresse des pierres d'Ajar-Gary. Les Kamo-ishi de Kant, ces pierres meubles et changeantes, sont effectivement pleine d'une tendresse émouvantes et déconcertantes. C'est d'autant plus marquant que les protagonistes humains semblent dénués d'émotions. Kanto et Yone sont au départ aussi froids que le marbre. L'un et l'autre enfermés dans leur routine et leurs obsessions, paraissent vivre en dehors de la société. À travers leur destin et leur parcours, Céline Curiol aborde le processus de création : création d'une sculpture ou d'un roman ; question des origines et de la paternité ; L'ardeur des pierres est une longue réflexion sur ce qui fait un œuvre d'art et un artiste.

Quant à Sidonie, la jeune française, elle va introduire un grain de sable supplémentaire dans le quotidien déjà perturbé de ces deux solitaires. Ni Kanto, ni Yone ne peuvent imaginer que Sidonie est française puisqu'elle a la peau d'ébène. L'un et l'autre imaginent qu'elle est américaine, chanteuse de jazz peut-être... Et voilà comment Céline Curiol démonte avec humour et malice le prologue du roman. Car si l'Ardeur des pierres parle aussi d'exil, le point de vue est cette fois celui du résident, qui lui aussi a fondé ses croyances sur des clichés et des stéréotypes. 

Je suis ressortie de cette lecture avec un sentiment d'étrangeté tenace. Si je n'ai pas ressentie d'urgence et de fébrilité, si parfois le rythme m'a semblé volontairement trop lent, il me restera tout de même en mémoire de très belles scènes à la poésie fragile et merveilleuse, ainsi que des pistes de réflexion très intéressantes sur l'acte de création.

Du même auteur : Exil intermédiaire

Laurence

Extrait :

Le haut de la pierre bouge. Pas de beaucoup, pas vivement, mais il bouge. Le plus élevé des deux rondelets sommets ploie lentement d'un côté, puis de l'autre, émettant de temps en temps un craquement, ploie avec la même extrême lenteur fascinante, engourdie. Son mouvement ressemble à celui d'une petite chenille qui, ventousée à une branche, cambre souplement une partie de son corps oblong pour tâter l'air environnant avant de le reposer avec grâce et tout aussi peu de hâte. Il pense aux cornes d'un escargot qui s'étirent avec une temporisée prudence, s'attardent à traduire leur contact avec l'air en intelligibles impulsions, puis sans apparent obstacle se rétractent brusquement.
Comme le sommet de la pierre ne cesse de s'infléchir dans des directions constamment variables, Kanto finit par déposer la barquette à côté de lui, les baguettes dans celle-ci. Il se dresse sur les genoux, s'approche à quatre pattes de la table avec la même lenteur attentive et posée, voulant éviter que son déplacement ne provoque l'interruption de l'incroyable balancement du sommet de la pierre ou ne l'arrête définitivement. Ce à quoi il est en train d'assister, pense-t-il, est un phénomène extraordinaire.

L'ardeur des pierres
L'ardeur des pierres
de Céline Curiol - Éditions Actes Sud  - 205 pages