Claude a pris le temps d'écrire ses mémoires, pour raconter qui était maître Augereau, tout ce qu'il a fait pour le monde du livre, tout ce qu'il a transmis à son apprenti et tous les intellectuels qu'il a fréquentés.

On retourne donc en arrière, et c'est avec un tout jeune Claude d'une douzaine d'années qu'on fait la connaissance d'Antoine Augereau, typographe, imprimeur et véritable érudit. En ce début de XVIe siècle, le monde vit une véritable révolution avec la naissance de l'imprimerie, qui entraîne nécessairement une révolution de la pensée. Que peut-on, que doit-on imprimer ? Quel savoir veut-on transmettre ? Veut-on vraiment que tout le monde soit en mesure d'accéder à la connaissance ? Est-ce sacrilège que de vouloir écrire et donc imprimer en français et non plus en latin ? C'est là la question cruciale autour de laquelle les avis divergent.

Roman pour les amoureux d'Histoire et surtout d'histoire du livre, Le Maître de Garamond est un véritable who's who de l'humanisme, où l'on croise tous les intellectuels de l'époque. On rencontre tour à tour François Rabelais, Clément Marot, Erasme, un François Villon à l'âge bien avancé et surtout Marguerite de Navarre, sœur de François 1er et femme de lettres à la remarquable ouverture d'esprit. C'est également un roman qui pose la question de la Réforme, dont la naissance est intimement liée à celle de l'imprimerie. Les querelles de religion (mais ne sont-ce pas souvent, dans ce petit monde du Paris de 1500, surtout des querelles de pouvoir ? ) traduisent tous les bouleversements de cette époque charnière qu'est la Renaissance.

Anne Cuneo explique en marge de son ouvrage pourquoi et comment elle s'est intéressée à ce grand homme de lettres que l'histoire, cette ingrate, a oublié. On a tous entendu le nom de Garamond grâce à la police de caractères qui porte son nom, mais Augereau... ? On voit donc qu'elle a accompli un long et consciencieux travail de documentation, qui lui a permis d'écrire une histoire qui correspond autant que faire se peut aux faits tels qu'ils se sont réellement déroulés. J'apprécie ces précisions, ayant fâcheusement tendance à toujours vouloir démêler le vrai du faux.

Moi qui prends toujours grand plaisir à lire des romans historiques, j'ai été particulièrement touchée par celui-ci. Outre que je l'ai trouvé très bien écrit, je me suis sentie directement concernée par ses problématiques, et ce à double titre : d'une part parce que nous vivons actuellement une révolution similaire avec les débuts de la lecture et de l'écriture numérique, qui elle aussi modifie notre façon de penser, et qui bouleverse totalement les enjeux et les missions des « travailleurs du livre » dont je fais partie ; d'autre part parce que je suis moi-même une descendante de ces Français qui ont adopté la Réforme et ont préféré fuir plutôt que d'abjurer leur foi et donc leur liberté de pensée.

Kali

Extrait :

Si on devait se souvenir de moi, j'aimerais qu'on dise que j'étais un de ceux qui ont compris que nous sommes au seuil de Temps Nouveaux, où tout sera différent, et que par conséquent le texte, la grammaire, la typographie, l'impression, la reliure, la vente – tout sera différent. Sans parler de la langue. Je te prédis que, lorsque tout Paris saura lire, savoir le grec, cela n'aura plus beaucoup d'importance. C'est le vernaculaire, la langue française que ces Messieurs de la Sorbonne appellent aujourd'hui « le vulgaire », qui sera la noble expression de nos pensées et de nos sentiments

Le maître de Garamond
Le Maître de Garamond d'Anne Cuneo - Éditions Le Livre de Poche - 630 pages