La journée commence avec Marc, l'ancien rescapé des guerres d'Afrique, chargé de la toilette d'Octave et du jardin. Puis, après le déjeuner, c'est au tour de l'indépendante Hélène d'investir la maison. Après la lecture des journaux, elle a la lourde tâche de peindre un le visage d'une disparue selon la technique des portraits du Fayoum. Enfin de journée, Yolande fait le tri de tous les objets accumulés et prépare le repas d'Octave avant de retourner chez elle, auprès de sa fille de cœur. Enfin, la nuit, la jeune Béatrice dort dans la maison pour s'assurer que rien n'arrive à Octave.
Pour chacun d'eux, Octave a mis à disposition une chambre au deuxième étage. Ils ont tous les clés et peuvent donc, s'ils le souhaitent, venir en dehors de leurs heures de travail, pour se reposer un peu ou échapper à leur quotidien. Pourtant, aucun d'eux n'envisage au départ cette possibilité.

Mais pourquoi les avoir réunis ? Pourquoi avoir choisi précisément ces quatre personnes à l'issue d'une série d'entretiens ? Sans doute parce qu'Octave a senti chez eux, comme chez lui, cette absence de foi, ce rejet des dogmes et de l'irrationnel, mais en même temps, ce doute profond et tenace. Arrivé au bout du chemin, Octave s'interroge, tel un profane, sur la façon dont il va affronter cette dernière étape de sa vie, et cherche des réponses chez ses semblables.

Plus que la question de la mort, du deuil et de ce qui leur succède, Profanes nous amène à nous demander comment être vif ; comment être entièrement au moment présent seul moyen acceptable d'être vivant. Car si l'on n'a pas la foi dans un au-delà rédempteur ou salvateur, il devient alors indispensable de profiter pleinement de chaque instant pour ne pas être découragé par l'absurdité des destins.
Profanes. Ils le sont tous les quatre à leur façon. Leurs existences n'ont pas connu le calme des lacs que rien ne vient perturber. Bien au contraire. Chacun porte au plus profond de lui une grande blessure, suffisamment grande pour tout remettre en question. Et c'est cela qui a attiré Octave, sans doute parce qu'il s'est reconnu en eux.

Jeanne Benameur joue ici sur la fragilité des liens qui unissent ce quintet. La douceur de son écriture enrobe l'ensemble pour que l'on ne se blesse pas aux aspérités de leurs parcours, mais jamais elle n'étouffe ou n'entrave. Il n'y a ici aucun pathos, aucune sensiblerie, alors même que la thématique y invitait. Jeanne Benameur reste pudique, discrète et c'est à pas feutrés qu'elle déroule doucement le fil de son intrigue.

On retrouve également dans ce dernier roman, comme dans les précédents, ce rapport très intime que Jeanne Benameur tisse entre l'écriture et le langage du corps. Elle qui écrit pour retrouver l'Enfant (infante, celui qui ne parle pas encore), réussit encore une fois à s'adresser à l'esprit et au corps de son lecteur. Parfois, ses mots sont comme des uppercuts que l'on reçoit en plein ventre, avant même qu'ils atteignent le cerveau. C'est la mémoire du corps qui comprend la première à quoi il est fait référence.

Marc sur la route se met à chanter. Quand les souvenirs menacent, il chante. Ça aussi, il l'a découvert tout seul.
Expulser l'air des poumons.
Ne pas crier. Ne pas hurler.
Chanter. Laisser tout le corps vibrer du ventre jusqu'au crâne et sentir que la voix monte, forte, puissante.
Ses chants n'ont pas de mot. Juste des sons qui s'élèvent, cherchent à rejoindre dans l'air quelque chose qui permet de rester humain.

Au moment où j'entrais dans la maison d'Octave, c'était avec quelques craintes, avec mes propres valises, trop lourdes de ces derniers mois. Et puis je me suis laissée apprivoiser à mon tour et j'ai trouvé dans ce récit une très grande sérénité. Après quelques jours, je suis ressortie de la maison, plus légère qu'à mon arrivée. Je suis redevenue une profane devant le temple, parmi tant d'autres, mais avec cette sensation d'avoir trouvé dans le refuge d'Octave quelques unes des réponses que j'étais venue y chercher.

Du même auteur : Notre nom est une île, Une histoire de peau, Laver les ombres, Les Demeurées

Laurence

Extrait :

Aujourd'hui, je me donne le droit de douter. Le doute n'est pas réservé au croyants.
J'ai besoin d'autres êtres humains, comme moi, doutant, s'égarant, pour m'approcher de ce qu'est la vie. Parce que je suis vieux. Les religions ne m'intéressent pas. Ceux qui sont sûrs d'un dieu o de l'absence d'un dieu ne me sont d'aucune aide. J'ai besoin de confronter mon doute à d'autres, issus d'autres vies, d'autres cœurs. J'ai besoin de frotter mon âme à d'autres âmes aussi imparfaites et trébuchantes que la mienne.
Je ne cherche à être sûr de rien mais je veux trouver la forme juste de mon doute. Simplement cela. Humblement. Je ne suis pas un grand philosophe. Je ne cherche rien pour les autres. Juste une façon de rester vivant. À ma façon.

Profanes
Profanes de Jeanne Benameur - Éditions Actes Sud - 274 pages