L’homme tenait le café de l’Excelsior. Cet endroit est désormais le réceptacle de tous les souvenirs de l’ancien gamin. Au gré de la mémoire, on découvre un passé chaleureux, bien qu’un peu crasseux, mais incroyablement doux. Le cafetier était un de ces hommes massifs qu’on sait tous avoir croisé, au moins une fois. Grand-père avait ses pudeurs et se retenait dans ses prophéties inspirées des alcools fruitiers ou bien encore des verjus de l’Anjou. Il fut donc un poète du silence et ce qu’il n’a jamais osé dire valait bien, j’en suis certain, un plein boisseau de lauriers tressés. (p. 14) C’est un rustre colosse, un cœur immense sous des monceaux de bougonnerie.

Entre le gosse et l’ancêtre, il y a plus qu’un lien de parenté : le vieux protège le jeune et le jeune illumine le vieux. C’est une relation qui pourrait se passer de mots : inutile de nommer les sentiments quand les personnages les incarnent à ce point. Grand-père ainsi me réécrivait le monde, l’arrangeait à sa façon, pour me plaire, me consoler, parfaire mon éducation familiale ou historique. (p. 33) Mais comme annoncé très rapidement, l’enfant et l’aïeul ont été séparés. Le lien ne subsiste alors qu’au travers des lettres que le cafetier envoie au gamin, d’une écriture lourde et malhabile. Mais cette correspondance gauche est une prose sublime pour le môme isolé. Et c’est ce livre-là que j’emporterais, de préférence à tout autre, sur l’improbable île déserte. (p. 78)

Le narrateur redevient le gamin qu’il était, ou plutôt l’enfant reprend ses droits sur le cœur de l’homme. L’amour transparaît au fil des mots et c’est une nostalgie bourrue qui s’exprime. L’enfant a fait sien le caractère de son grand-père et il ne peut évoquer son souvenir que la gorge serrée, se défendant des larmes qui perlent au coin des mots.

Dans une langue superbe, Philippe Claudel donne ses lettres de noblesse au café, à l’estaminet d’antan, au troquet du coin. Il fait briller le zinc et remplit les verres. D’aucuns critiquent la philosophie du café du commerce : ne raillez pas la poésie du comptoir servie par la plume de Philippe Claudel.

Lili Galipette

Du même auteur : La petite fille de Monsieur Linh, Le monde sans enfants et autres histoires, Parlez-moi d'amour, L'Enquête, Le Paquet, Parfums

Extrait :

Nous délaissent sans prévenir les plus beaux de nos jours, et les larmes viennent après, dans les après-midi rejouées de solitude et de remords quand, nous avons atteint l’âge du regret et celui des retours. Les visages et les gestes que nous traquons dans l’ombre des puits de nos mémoires, les rires, les bouquets, les caresses, les silences boudeurs, les taloches aimantes, l’amour et le don de ceux qui nous mènent au seuil de la vie creusent notre souffrance autant qu’ils nous apaisent.
Nous vivons parmi de grands pans de lumière hachés de noir fracas. Il faut nous en convaincre.

Le café de l'Excelsior
Le café de l'Excelsior
de Philippe Claudel - Éditions du Livre de Poche - 96 pages