Pelafina H. Lièvre est enfermée dans un hôpital psychiatrique depuis la mort de son mari. Son fils a alors été confié très jeune à l'assistance publique et grandit de familles d'accueil en foyer de placement. Les lettres de Pelafina sont celles qu'elle écrit à son fils, sans que l'on sache jamais si elles lui parviennent vraiment. Du fils, on ne connaîtra donc que ce que cette femme à l'esprit perturbé laisse deviner. Il est l'éternel absent, mais aussi l'objet de toutes les obsessions.

Au fil des courriers, on sent Pelafina déchirée entre son amour inconditionnel pour ce fils qu'elle juge au-dessus de tout, et sa conscience fugace que la maladie la rend étouffante pour ce garçon qui la connaît si peu. Parfois la bascule se fait en une phrase, une ponctuation. Et c'est sans doute ce qui est le plus inconfortable dans ce récit : ce déséquilibre permanent, ces grands écarts entre discours raisonné et folie pure.

Mark Z. Danielewsji rend compte de cette démence jusque dans la mise en page du texte. Ce ne sont au départ que quelques mots, qui chutent, quittent les lignes et plongent jusqu'au bas de la page, se mêlent et s'entremêlent. Mais plus la maladie gagne du terrain, plus les courriers de Pelafina deviennent illisibles. Elle écrit et réécrit sur les mêmes lignes, à l'endroit et à l'envers, mêlant minuscules et majuscules, langue étrangère, motifs géométriques. Au plus fort de la crise, il est inutile de vouloir déchiffrer les mots, de vouloir donner un sens aux signes typographiques qui s'entrechoquent. Il faut alors prendre du recul et regarder la page du livre comme l'on observerait une œuvre artistique contemporaine. C'est le dessin qui se forme grâce aux signes qui devient donc l'objet d'attention du lecteur. On retrouve d'ailleurs ici une certaine parenté avec les poèmes d'Apollinaire (encore que ces derniers étaient finalement très lisibles). Je dois d'ailleurs souligner le travail démentiel de Claro qui a traduit ce texte inclassable.

Comme je le précisais en début de billet, ces Lettres de Pelafina sont le prolongement de la Maison des Feuilles, l'œuvre majeure de Mark Z. Danielewski. Je l'ai compris après avoir lu l'avant-propos et cela m'a donné une furieuse envie de découvrir ce roman hors norme. Et donc, pour répondre à ma question initiale, Les lettres de Pelafina sont sans doute une bonne introduction au roman qui le précède. Car si vous êtes rebutés par la déconstruction et les jeux de mise en page de l'auteur, alors sans doute ne pourrez-vous pas pénétrer dans La Maison des Feuilles. Mais si à l'inverse, ce procédé vous intrigue, vous aurez envie comme moi, de plonger dans l'univers atypique de Daniel Z. Danielewski.

Laurence

Extrait :

19 août 1983

Mon bien-aimé Johnny,

J'ai rêvé de toi cette nuit. Tu avais de longues mains qui luisaient à la lueur des étoiles. Il n'y avait pas de lune, mais tes bras et tes jambes paraissaient faits d'eau et changer avec les marées.
Tu étais si beau, si élégant, tout bleu et blanc, et tes yeux, comme les yeux de ton père, dégageaient une étrange magie.
Il était réconfortant de te voir si fort. Les dieux s'assemblaient autour de toi, te présentaient leurs respects, raffolaient de toi et te faisaient des présents que ta mère est incapable de concevoir et encore moins de t'offrir.
Certains dieux te jalousaient, mais je les chassai. Les autres restaient tout près de toi et te révélaient de nombreuses et grandes choses de ton avenir.
Malheureusement le rêve ne me permettait pas d'entendre exactement leurs paroles. Il ne s'agissait que d'une impression, mais quelle impression !
Bien sûr les rêves sont choses retorses, mais puisque celui-ci semble plein de présages positifs j'ai tenu à te le confier.
Puisse ton été être plein de soda, de joie et de jeu.
Avec de terribles quantités d'amour,
Maman.

Les lettres de Pelafina
Les lettres de Pelafina de Mark Z. Danielewski - Éditions Folio - 113 pages
Traduit de l'américain par Claro