Comme dans les ouvrages précédents de Juan Marsé, ce récit est centré sur une géographie très précise - celle des quartiers populaires de Barcelone - et une époque bien déterminée, l'immédiate après-guerre civile dans les années quarante. Le chroniqueur est un adolescent taciturne, Ringo, qui est un peu le double de l'auteur. Nourri de lectures et de films avalés goulûment, on le trouve généralement assis à une table du bar Rosales, à demi-caché près d'une fenêtre, ce qui lui permet d'observer la rue et l'intérieur, un livre entre les mains. Il regarde, écoute les conversations de comptoir, tantôt absorbé dans sa lecture, tantôt attentif à ce qui se passe autour de lui. Enfant, il inventait pour lui-même et des amis qu'il ne voit presque plus, des aventures échevelées, inspirées des journaux illustrés de cow-boys où eux-mêmes et les gens du quartier tenaient le premier rôle : madame Victoria Mir, masseuse et soignante de son état, source de bien des fantasmes, sa fille Violeta au physique troublant, un certain monsieur Alonso dont on ne savait pas grand-chose. Maintenant, pour échapper à un quotidien désespérément terne, oublier les absences répétées d'un père aux activités mystérieuses et la vie difficile d'une mère aimante mais usée par son travail de garde-malade de nuit, il se réfugie dans la lecture et le rêve.

Apprenti chez un joaillier et fou de musique, il a vu sa vie basculer avec la perte accidentelle d'un doigt qui a mis fin à ses espoirs d'être un jour un grand pianiste. Mais ses dons d'observation, d'imagination, vont le conduire vers d'autres voies : il ne peut plus jouer, il écrira.

Roman d'initiation, Calligraphie des rêves est aussi le grand roman de ces vies abîmées par la guerre, les restrictions, la pauvreté, l'absence des pères, dont on ignore où ils sont - en exil ? en prison ? À mots couverts, il est question de trafics, de contrebande, de passages clandestins de la frontière, de livres dangereux brûlés une nuit dans un jardin. On parle beaucoup, mais on ne dit rien, ou si peu. Ringo capte le peu qui se dit, devine ou croit deviner le non-dit. Juan Marsé suggère à merveille le poids du silence de ces années - là, la méfiance et la crainte, l'isolement d'un pays alors au ban des nations alliées. Tout semble incertain, se dissout dans la tristesse de la ville grise qu'est alors Barcelone, le trou du cul du monde selon l'expression imagée du père officiel de Ringo, surnommé par ce dernier le Raticide, car il fait partie d'une brigade de dératisation, traquant sans merci d'hypothétiques (?) « rats bleus ».

La méticulosité de l'écriture, la précision des détails magnifient des existences étriquées et précaires. Certains titres de chapitre annoncent des histoires hors du commun : Apaches galopant sur les plages de l'Arizona, Le turban de Maria Montez, le doigt du destin. Le premier chapitre intitulé Madame Mir et le tramway fantôme (clin d'œil au film de Joseph Mankiewicz, L'aventure de madame Muir ? ), raconte la tentative de suicide improbable de madame Mir, couchée sur les rails d'une ligne de tramway abandonnée depuis longtemps. De ce fait-divers, qui alimente de façon récurrente les conversations du voisinage, Juan Marsé fait un roman à suspense, le roman d'amour malheureux de madame Mir, auquel sera mêlé presque malgré lui Ringo, avec rebondissement final renversant, très ironique, pied de nez au narrateur... et au lecteur !

Car Calligraphie des rêves est tout cela, et bien d'autre chose encore : chronique plus amère que douce de la vie d'un quartier de Barcelone, qui pourrait être celle de tout un pays, roman d'initiation, roman à suspense où les questions que se posent le narrateur et le lecteur ne trouvent parfois que des fragments de réponses, le livre explore les limites du réel et de la fiction, donnant à celle-ci une force qui transcende la réalité.

Roman très dense et riche, Calligraphie des rêves n'est pas d'une lecture facile, mais laisse une empreinte tenace chez le lecteur qui s'y est plongé.

Marimile

Extrait :

Ce sont les derniers jours d'un long hiver à Barcelone, avec une écharpe nouée jusqu'aux oreilles et les pieds toujours froids, dans la rue ou au cinéma, à l'école et dans le chœur de l'église, sous les frondaisons du parc Guell et sur les pentes de la Montagne Pelée. Huit ans tout juste accomplis, nez empourpré, cheveux frisés, grandes oreilles et jambes arquées comme les cow-boys, et toujours froid aux pieds, oui, mais pas ce soir dans le sombre jardin négligé où brûlent en se tordant livres et cahiers, agendas et photographies, documents divers et lettres et cartes postales et pièces d'identité de son père, de M. Huguet et de quelques voisins qui sont eux aussi venus prendre part à la cérémonie. Il regrette de voir les flammes dévorer un carnet à spirales presque neuf, avec ses feuilles quadrillées et sa couverture cartonnée crème, où est écrit à la main CNT cotisations. Il a toujours voulu avoir un carnet à spirales. Une semaine plus tôt, il avait vu son père s'asseoir à la table de la salle à manger avec ce carnet ouvert et entreprendre de gratter patiemment, avec une lame de rasoir, quelques noms et quelques chiffres sur ses pages, jusqu'à ce qu'il se fatigue et jette furieusement la lame dans son verre de vin en criant : « au feu tout ça, c'est plus sûr ! ». Les livres s'ouvrent sous la furieuse combustion du feu, et des flammes comme des doigts tournent rapidement les pages. « Au cas où les mouches viendraient » entend-il de nouveau murmurer dans son dos. Et aussi les cafards, pense-t-il,et les rats et les poux. A certains coins de rue du quartier s'amoncellent des ordures fréquentées par d'énormes rats, il en a vu, ce sont les ordures qui attirent les mouches, mais ces mouches d'ici, dont on parle tant, il ne comprend pas ce qu'elles viennent chercher.

Calligraphie des rêves
Calligraphie des rêves de Juan Marsé - Editions Christian Bourgois - 412 pages
Traduit de l'espagnol par Jean-Marie Saint-Lu