Autour de la fosse, outre de rares amis et collègues, sont réunies les trois femmes de sa vie : Lou, son épouse et aussi sa meurtrière, Laure sa fille gothique de 17 ans, et Ulma la mystérieuse, l’autre femme par laquelle tout est arrivé, la « lame de fond » qui a tout emporté sur son passage. Le roman de Linda Lê, écrivaine française d’origine vietnamienne, commence donc très fort. Dans cette histoire en forme de quatuor, les personnages, en alternance, s’expliquent, tentent de comprendre pourquoi, ce jour, ils sont là dans ce cimetière, réunis tous les quatre pour la première fois.

Van, qui prend donc la parole le premier, essaie de se définir, de raconter sa vie de Vietnamien arrivé en France à la chute de Saïgon en 1975, à l’âge de 15 ans, « intégré » sans l’être tout à fait, mais sans nostalgie et ne cherchant nullement le contact avec d’autres exilés vietnamiens.
Il aime son quartier cosmopolite de Belleville, mais a épousé une Bretonne de pure souche. Sa vraie patrie, c’est la langue française qu’il aime avec passion, et dont il connaît toutes les subtilités. C’est sans doute pour cela qu’il a choisi le métier de correcteur littéraire, même si à l’aube de ses cinquante ans, il commence à s’en lasser. Il était d’ailleurs las de tout, en particulier de sa vie conjugale avec Lou, mais en faisant le bilan, il en conclut qu’en dépit d’une mésentente de plus en plus profonde, rien dans leur vie n’aurait changé sans la lettre d’Ulma.

Lou, écrasée par le chagrin et la culpabilité, suivant les conseils de leur ami Hugues, met par écrit ce qui ressemble à une confession, n’omettant rien de ses rapports difficiles avec sa mère, d’une vie conjugale et familiale qui partait en morceaux, de sa jalousie (elle faisait suivre son mari), de ses propres faiblesses.
Leur fille Laure, en pleine crise d’adolescence, noircit frénétiquement du papier elle aussi, pour essayer de mettre de l’ordre dans le chaos que représente la mort de Van, dire son désarroi et le manque.
Ulma enfin, dont on ne saura qu’au milieu du roman qui elle est et ce qu’elle représente pour Van, écrit ce qu’elle pourrait dire à son psychanalyste.

L’écriture sert donc d’exutoire aux personnages, mais est aussi au cœur du roman : elle est la base du travail de Van ; Lou, directrice d’école, Laure qui doit rédiger une dissertation sur l’absence, Ulma qui met 20 ans à écrire la lettre fatale, toutes trois vont être amenées à écrire pour surmonter le deuil et la culpabilité. Mais l’auteur n’est pas dans l’apitoiement. Van lui-même considère sa propre mort comme un simple fait-divers. Et l’humour n’est jamais loin.
Sans pathos aucun ni complaisance envers les personnages, Linda Lê parle de déracinement, d’abandons, de douleurs venues de l’enfance et que rien ne guérit vraiment. Les mots se précipitent et coulent comme un torrent, les phrases longues, les accumulations peuvent submerger le lecteur et peut-être même le lasser parfois, mais quelle force dans le récit !

Une fois de plus, je suis frappée à la lecture de ces auteurs francophones venus d’ailleurs, par la vigueur qui se dégage de leur écriture. Merci à eux !

Marimile

Extrait :

Elle faisait peine à voir, la petite Laure, avec son long manteau sombre, son pull informe qui recouvrait mal le percing à son nombril, son pendentif pentacle, sa mèche pourpre dans sa chevelure aile de corbeau, ses ongles et ses lèvres peints en noir. Ses larmes faisaient fondre son rimmel sur ses joues. Elle avait fourragé toute une matinée dans ma bibliothèque, feuilletant les anthologies, avant de se décider pour les vers de Reverdy. Elle aurait probablement préféré quelque chose de plus électrique, si cela n’avait dépendu que d’elle, elle aurait récité les paroles de l’album de Marilyn Manson, Holy Wood (In the shadow of Valley of Death)… mais bon, elle n’ignorait pas que je n’appréciais le satanisme qu’à dose homéopathique, et en cette journée particulière, elle mettait de l’empressement à me plaire, elle se rappelait quand même nos instants de complicité. Il y avait eu, quelques mois auparavant, du tirage entre nous, je lui avais reproché de sécher ses cours, de rentrer à des heures indues, de bachoter sans tirer profit de quoique ce soit de me regarder d’un air bovin dès que je lui tendais un livre hors programme, de s’esquiver sitôt que je soulevais des points de désaccord, de tout rejeter en bloc, de faire comme tant d’autres une crise d’adolescence… Du haut de ses dix-sept ans, elle m’avait répondu que j’étais trop barbant et trop vieux (je venais d’avoir quarante-six ans, pour elle je relevais presque de la gériatrie), qu’elle était vaccinée contre mes déprimantes théories existentielles, elles lui serviraient peut-être quand elle aurait soixante balais, mais telle qu’elle était maintenant, rose à peine éclose, elle s’en passait bien.

Lame de fond
Lame de fond de Linda Lé - Editions Christian Bourgois - 277 pages