De retour à Tanger après plusieurs mois d'errance, Lakhdar cherche un emploi. C'est par l'intermédiaire de son ami Bassam qu'il trouvera une place de libraire au sein du Groupe pour la Diffusion de la Pensée coranique. Qu'importe pour lui le contenu des ouvrages tant qu'il peut être près des livres, manger et dormir à l'abri.

Ce qui m'a immédiatement frappée en entamant ma lecture, c'est l'hommage que rend Mathias Enard à l'écrivain algérien Kateb Yacine. Le Lakhdar de Mathias Enard partage avec celui de Kateb Yacine l'amour inconditionnel et interdit pour une cousine et le souvenir d'un crime de sang. Le Lakhdar de Kateb Yacine évoluait en 1945, au lendemain des événements de Sétif, une autre révolution arabe. Mais revenons au Lakhdar de la Rue des Voleurs.

Comme beaucoup de jeunes gens de son âge, Lakhdar semble perdu, sans ambition ou rêve. Une seule chose l'anime vraiment : son amour pour la littérature policière. Les romans sont pour lui une échappatoire au quotidien, une façon de voyager en France ou aux États Unis, terres d'accueil de ses écrivains préférés. Rien ne le destinait donc à servir le Groupe pour la Diffusion de la Pensée coranique. Il ne le fait d'ailleurs pas vraiment, contrairement à son ami d'enfance Bassam qui trouve là la famille qui lui manquait.

Le parallèle que Mathias Enard fait entre ces deux personnages est très intéressant. Ces deux garçons que tout rapproche se retrouveront un jour confrontés aux mêmes choix et prendront des directions opposées. Qu'est-ce qui les différencie ? Qu'est-ce qui fait que l'un choisira un trajet plutôt que l'autre ? L'amour des livres ? Peut-être…  Pourtant, Lakhdar est un personnage ambigu. Certes, il n'adhère pas aux idées du Groupe pour la Diffusion de la Pensée coranique, mais est-ce vraiment par conviction ? J'ai alors fait un autre parallèle avec le narrateur de la Perfection du Tir, roman dans lequel Mathias Énard mettait en scène le quotidien d'un sniper à Beyrouth. Si les deux protagonistes ont des vies diamétralement opposées, ils partagent une même langue, précise, ciselée et étrangement détachée. Ils partagent également les mêmes terreurs nocturnes : des rêves d'une rare violence où le sang les inonde. Et là encore, on s'interroge sur les raisons qui font que tel et tel ne prennent pas les mêmes chemins.

Le chemin emprunté par Lakhdar l'emportera bien loin du Printemps Arabe, même s'il fait un crochet par Tunis. Son rêve à lui ne se situe pas à l'Est de Tanger mais au Nord, vers l'Europe et ses espoirs de vie meilleure. Après un bref passage dans une entreprise française de numérisation de textes, il devient matelot sur le ferry reliant Tanger à Algésiras. L'Espagne n'a jamais été aussi proche et en même temps si inaccessible. Cette Espagne qui le fait rêver depuis tant d'années, cette Espagne qui abrite la belle Judit dont il est tombé follement amoureux. Heureusement, les frontières sont faites pour être franchies. La seconde partie du roman se transforme alors en road-movie. Lakhdar quitte Tanger. Après plusieurs mois d'aller-retour stériles, il finira par passer la frontière et sa première confrontation avec l'Espagne donne lieu à un roman dans le roman. Vingt pages seulement, mais une puissance narrative incroyable. Mathias Énard mêle les destins d'Ibn Batouta et de son jeune Lakhdar, il plonge son lecteur dans une noirceur incroyable et crée l'inoubliable Monsieur Cruz. Quelques pages seulement, mais d'une force incroyable et qui pourraient parfaitement faire l'objet d'un court métrage tant elles sont cinématographiques.

Et la rue des Voleurs dans tout ça ? Elle se situe en plein cœur de Barcelone et est au centre de la dernière partie du roman. Mais de cela je ne vous dirai rien. Si d'ailleurs vous aviez peur que mon billet en dise trop sur l'intrigue, je vous rassure, il n'en est rien. Toute l'essence même du roman est encore intacte et je me suis contentée de souligner ça et là quelques passages pour les réflexions qu'ils m'avaient conduite à faire. Si je n'avais pas peur de vous gâcher le plaisir de la découverte, je vous parlerais encore de bien d'autres moments, de bien d'autres prolongements tant ce récit nourrit l'imaginaire et les interprétations que l'on peut faire de l'actualité. Comme je l'écrivais au début de mon billet, La rue des voleurs est un roman multiple et si le dernier quart du roman m'a moins convaincue que ce qui précédait, cette Rue des voleurs me hantera longtemps.

Du même auteur : L'alcool et la nostalgie, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Laurence

Extrait :

J'étais prêt au départ. Je n'avais plus de famille depuis près de deux ans, plus d'amis depuis deux jours, plus de valise depuis deux heures. L'inconscient n'existe pas ; il n'y a que des miettes d'information, des lambeaux de mémoire pas assez important pour être traités, des bribes comme autrefois ces bandes perforées dont se nourrissaient les ordinateurs ; mes souvenirs sont ces bouts de papier, découpé et jetés en l'air, mélangés, rafistolés, dont j'ignorais qu'ils allaient bientôt se remettre bout à bout dans un sens nouveau. La vie est une machine à arracher l'être ; elle nous dépouille, depuis l'enfance, pour nous repeupler en nous plongeant dans un bain de contacts, de voix, de messages qui nous modifient à l'infini, nous sommes en mouvement ; un cliché instantané ne donne qu'un portrait vide, des noms, un nom unique et pourtant multiple qu'on projette sur nous et qui nous fabrique, qu'on m’appelle Marocain, Maure, Arabe, immigré ou par mon prénom, appelez-moi Ismaël, par exemple, ou ce que vous voudrez - j'allais bientôt être fracassé par une partie de la vérité, et regardez-moi courir dans Tanger, ignorant, sans comprendre ce qui venait de brûler avec le Groupe de la Diffusion de la Pensée coranique, accroché à l'espoir de Judit et de mon nouveau travail comme aux deux derniers vaisseaux sur la grève.

Rue des Voleurs
Rue des Voleurs de Mathias Énard - Éditions Actes Sud - 252 pages