Le vieil homme s’est tourné vers moi avec toujours ce sourire limpide, j’ai cru qu’il allait me demander quelque chose, mais il a sauté sur les rails comme un enfant qui enjambe un buisson, avec la même légèreté

Michèle Lesbre explique qu’elle a mis du temps avant de pouvoir raconter l’histoire de cet événement qu’elle a vécu personnellement.
Mais à partir de ce drame incompréhensible, elle tisse un récit qui nous bouleverse.
En effet l’onde de choc de la disparition de cet homme qu’elle ne connaît pas du tout va bien plus loin qu’un simple fait divers. Elle tisse une toile entre cet événement dramatique et sa vie du moment : sa relation avec son amant qu’elle doit retrouver du côté de Nantes va s’en trouver mystérieusement altérée. Pourtant il n’y a aucun lien apparent entre les deux histoires.
Longtemps elle erre dans les rues, hébétée, déboussolée par l’impact de cette déflagration. Elle se rend à une soirée mondaine, elle est ailleurs dans ses pensées, elle n’a parlé à personne de cet événement et puis soudain le vernis craque :

La bande craque, elle monte sur une chaise et elle crie

Son amant est photographe et rarement l’écriture a permis de transcrire le travail sur la photographie subtilement que ne le fait ici Michèle Lesbre. Ce temps entre deux fait remonter des souvenirs de ses photos à lui, des photos qui dévoilent, racontent, rapportent le récit nostalgique d’une époque révolue.

Je me souviens aussi du jeune garçon debout devant la chaîne d’un atelier de tôlerie, beau comme un ange, fumant la cigarette de la pause avec dans les yeux une beauté radieuse, mais avec un sourire incertain

Au loin l’orage gronde, il ponctue tout le récit. Des éclairs lointains déchirent le ciel, j’aime l’orage et sa grande colère. L’amant l’attend sans doute à l’Hôtel des Embruns, elle ne vient pas, elle ne lui parle pas, elle ne peut pas expliquer. Elle précise aussi que devant l’indifférence générale, demain est annulé.

Michèle Lesbre renoue avec les thématiques que développent ses premiers récits, les deux plus réussis selon moi, La petite trotteuse ou Le canapé rouge : solitude, difficulté à partager ses émotions, tendresse ou nostalgie.

Un récit soutenu pendant toutes ces cent pages, d’une très belle sensibilité.

Alice-Ange

Extrait :

Je portais son enfance dans les années de l’entre-deux-guerres, je portais ses vingt ans, les printemps lumineux de ses premières amours, la rencontre avec sa femme dans l’euphorie de la paix retrouvée, à la station de métro où je ne sais si je pourrais redescendre un jour, je portais ses possibles enfants qui n’en étaient plus et auxquels j’avais l’impression d’avoir volé son dernier sourire, je portais toute une vie qui était entrée dans la mienne par effraction, dont j’ignorais si elle avait été paisible ou jalonnée de malheurs.
N’y avait-il personne pour se souvenir de lui, pour que toutes ces années ne basculent pas dans la nuit ? N’y aurait-il pas une petite assemblée aléatoire et bavarde autour d’un verre, d’un repas copieux où s’échangent quelques souvenirs communs, où la présence fantomatique du défunt accompagne les efforts de chacun pour mériter encore une fois la chance d’être en vie, de savourer un sursis dont la fragile certitude donne un peu le vertige ?

écoute la pluie
Écoute la pluie de Michèle Lesbre- Éditions Sabine Wespieser - 100 pages