Au début de sa carrière, Maryse Vaillant était éducatrice spécialisée. Par ordre du juge, elle devait s'occuper de Nathanaël, pas encore majeur, un jeune homme en marge de la société, peu sociable et diagnostiqué comme schizophrène. Contre toute règle, contre ses collègues, Maryse Vaillant éprouve une attirance irrésistible pour le jeune homme, qu'elle décrit comme  un ange. D'abord persuadée que ce sentiment est contre-nature et surtout non partagé, elle est encore plus troublée lorsqu'elle apprend que les sentiments de Nathanaël sont proches des siens. Car il l'a écrit dans un cahier bleu que Maryse peut lire et dans lequel il explique une tentative de fugue par l'absence prolongée de son éducatrice, partie en congé pour tenter d'oublier cette passion dévorante.

Rien n'y fait. Les moindres rencontres avec Nathanaël sont chargées d'une émotion intense et aucun des deux n'a envie de mettre fin à cette relation réprouvée. Alors, c'est la tentative de suicide, en commun. Un échec. Puis le mariage, presque dans la clandestinité, sauf pour les parents de Nathanaël qui doivent donner leur accord pour cette union. S'en suit l'emménagement à deux, la vie professionnelle de Maryse et les petits boulots de Nathanaël, la naissance d'un enfant, puis la dégradation progressive du couple. Car Nathanaël se renferme et Maryse a l'impression de ne plus vivre que pour lui, que par lui, abandonnant ses attirances culturelles (Barbara, Brel) pour épouser celles de son mari (l'opéra, les mythologies scandinaves et germaniques). Tout cela aboutit à la séparation, inéluctable, mais sans sentiment de regret de la part de Maryse. Si les contacts sont presque rompus avec son ancien mari, elle obtient des nouvelles par sa fille.

Outre le récit de cette passion dévorante, le récit vaut également pour l'approche analytique adoptée par Maryse Vaillant. A de nombreuses reprises, elle souligne le rôle de l'écriture dans sa reconstruction personnelle et dans sa manière d'aborder les événements. En retravaillant sur cette histoire, deux ans après la mort de son premier amour, à partir de ses souvenirs et de quelques traces écrites, elle redonne vie, rétrospectivement, à cette relation hors norme. Elle note également le poids primordial de la psychanalyse dans son approche de cette relation. Elle trouve, dans sa relation avec Nathanaël, des similitudes avec les vies de sa mère et de sa grand-mère, tout à fait éclairantes pour elle.

D'un point de vue strictement personnel, j'ai trouvé cet ouvrage très troublant. Car cela met en perspective tous les jugements, tous les regards moraux et normés qu'on peut porter sur des relations jugées anormales. Maryse Vaillant, reconnue dans son métier et son travail d'écriture, a dû faire face à ses regards et a choisi l'isolement avec Nathanaël pour ne pas les affronter. Cela m'a renvoyé à de nombreuses fois où, face à une situation peu banale, j'ai pu émettre un regard un tant soit peu négatif ou critique, sans autre raison que l'originalité de la situation. Et je pense que j'aurai fait partie des réprobateurs de la passion décrite ici, alors que ni Maryse ni Nathanaël ne semble regretter un instant cette histoire singulière. Un ouvrage fort, qui m'a ainsi donné à réfléchir.

Yohan

Extrait :

Tout allait donc fort bien en apparence. mais nul n'imaginait l'enfer que je vivais.
J'étais obsédée par Nathanaël, et cette obsession me rendait malade. Toujours devant mes yeux surgissaient sa silhouette, son visage, son regard - ou plutôt son absence de regard. Je luttais pour ne pas y penser, et cette lutte consumait toutes mes forces. J'étais toute entière captée par lui et par l'horreur d'en être ainsi obsédée.
Je vivais un enfer intime, secret, indicible, incompréhensible. Honteux. Je ne pensais qu'à une chose : ne pas penser à ce gamin, à cet adolescent étrange et instable, presque psychotique, asocial, dérangé. Mais si beau. Si lumineux. Si étrangement beau et lumineux.
Je ne pouvais effacer de ma mémoire les quelques instants que nous avions passés dans la voiture, le moment où son visage avait laissé transparaître l'ombre d'un désir de communiquer. En moi pointait l'amorce d'une conviction qui allait nous mener au drame : l'idée qu'il avait besoin de moi et que j'étais la seule capable de l'aider. Cela me tentait et me terrorisait à la fois.

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Aimer à en perdre la raison - Autopsie d'une passion
de Maryse Vaillant - Éditions Les liens qui libèrent - 212 pages