En effet, Clarice Lispector, outre son génie littéraire, était un personnage hors du commun : un traducteur américain se souvient d’être resté sidéré de rencontrer cet être rare qui ressemblait à Marlène Dietrich et écrivait comme Virginia Woolf. Un des grands poètes du Brésil Carlos Drummond de Andrade dira d’elle : Clarice vint d’un mystère et partit pour un autre.

Née en Ukraine en 1920 d’une famille juive qui fuyait les terribles pogroms de ces années-là, elle arrive au Brésil en 1921. Sa mère, victime d’un crime de guerre, porte les stigmates des violences subies en Ukraine et en meurt à 46 ans, alors que Clarice, dernière d’une fratrie de trois filles, n’a que 9 ans. La famille, installée à Recife, vit aux limites de la pauvreté. Le père, brillant et cultivé, est devenu colporteur pour subvenir aux besoins des siens, et sillonne le Nordeste brésilien comme de nombreux émigrés juifs de l’Europe de L’Est.

Toute petite, Clarice s’invente des histoires, croyant à la parole magique qui guérirait sa mère. Sa mort, dont elle se sent responsable, est une blessure qui reviendra constamment dans ses propos et ses écrits : Je suis une enfant qui a perdu sa mère dira-t-elle bien plus tard. Cela ne l’empêchera pas malgré tout de croire à la magie des mots et des nombres. A la mort de son père, elle s’installe à Rio qui sera sa ville, devient journaliste et publie à 23 ans son premier roman Près du cœur sauvage qui a le même retentissement dans le monde des lettres brésiliennes que plus tard en France le Bonjour Tristesse de Françoise Sagan, sachant que leurs œuvres respectives sont aux antipodes l’une de l’autre.
Elle se marie peu après avec un jeune diplomate brésilien et va le suivre dans les différents postes qu’il occupe, d’abord dans la Naples dévastée de 1945, puis dans la prospère Berne, en fin aux États-Unis. Dans sa vie vont alterner des périodes brillantes (aux cotés de son mari) et d’autres plus sombres et difficiles après son divorce et son retour à Rio avec ses deux fils, dont l’un schizophrène. La dépression déjà bien installée accentue sa dépendance au tabac et aux médicaments.

Benjamin Moser s’attache à rendre les multiples facettes de cet être indéchiffrable - je suis si mystérieuse que je ne me comprends pas moi-même, écrit-elle -, déchirée entre son désir de se couler dans le moule de l’épouse de diplomate parfaite et de mère idéale, et son besoin de plus en plus vital d’écrire en toute liberté. Mais il n’oublie pas le contexte historique et social qui a produit Clarice Lispector, ce qui nous vaut des pages remarquables sur les communautés juives en Ukraine au début du XXème, des descriptions de l’Italie ravagée par la guerre, et surtout un brillant tableau de la vie politique et intellectuelle du Brésil pendant les années où y a vécu l’écrivain.

A l’âge de 13 ans, en 1933, Clarice découvre la littérature en lisant Le loup des steppes d’Herman Hesse. Elle décide alors de devenir écrivain. Quand, consciemment, à l’âge de treize ans, j’ai assumé la volonté d’écrire - j’écrivais quand j’étais petite mais je n’avais pas assumé un destin -, quand j’ai assumé la volonté d’écrire, je me suis vue tout à coup dans un vide. Et dans ce vide, il n’y avait personne qui pût m’aider. Je devais moi-même me dresser sur un néant, je devais moi-même me comprendre, moi-même inventer pour ainsi dire ma vérité... Je devinais déjà une chose : il fallait toujours essayer d’écrire, ne pas attendre un meilleur moment car celui-ci tout simplement ne viendrait pas. Écrire a toujours été difficile pour moi, même si je suis partie de ce qu’on appelle une vocation. Une vocation est différente du talent. On peut avoir une vocation et ne pas avoir de talent, autrement dit, on peut être appelé et ne pas savoir comment aller.

Elle ne va pas cesser d’écrire jusqu’à sa mort, à l’âge de 57 ans : 18 romans et recueils de nouvelles, articles de journaux, correspondance. Son œuvre reste assez inclassable. Largement autobiographique, bien que le « je » soit rarement présent, elle est fondée sur l’introspection, la recherche du sens de la vie. « Pourquoi ce monde » est une question qui revient, lancinante, sous-titre par ailleurs de la biographie.
Autre constante, la tension entre la tentation d’une vie conventionnelle et une liberté extrême qui peut mener à la folie et au néant. Benjamin Moser insiste sur le côté profondément mystique d’un auteur qui d’abord nie un Dieu trop humain, puis après un long cheminement le retrouve en atteignant l’état ;« au-delà de la pensée », où Dieu et le Néant se rejoignent.(voir en particulier ses romans La Passion selon G.H et Agua viva). La prose de Clarice éblouissante et justement célébrée par les critiques, est une recherche éperdue de l’adéquation entre « impression » et « expression ».

On le voit, l’œuvre de Clarice Lispector est complexe et exigeante, comme l’était la femme elle-même. Benjamin Moser éclaire l’une et l’autre avec une pénétrante acuité et une évidente empathie, et moi-même suis tombée sous le charme de cet écrivain fascinant.

Marimile

Extrait :

L’image qui restera à jamais de Clarice Lispactor à la fin de sa vie, sinon l’image qui restera de Clarice Lispector à n’importe quel moment de sa vie, provient d’un entretien qui eut lieu en février 1977. C’est la seule fois où Clarice a parlé devant une caméra, et ces images, parce qu’elles sont uniques, ont davantage contribué à la faire connaître du public que les entretiens qu’elle a donnés lorsqu’elle était plus jeune, en bonne santé et dynamique.
Le film est difficile à regarder. Avec son célèbre regard pénétrant, Clarice fait face à l’interviewer, son visage presqu’un masque immobile. Elle est assise dans un grand et banal fauteuil de cuir, serrant un gros sac blanc de la main gauche, une cigarette dans la main droite, brûlée. Fumant sans discontinuer au milieu d’un immense studio peint en gris, ponctuant l’entretien de longs, lourds silences, elle répond aux questions de sa voix étrange, reconnaissable entre toutes.
Tout le monde dans le studio ressentait la portée de l’événement, a déclaré le journaliste juif Julio Lerner, qui a réalisé l’entretien. Lui-même était conscient du poids considérable de ce moment et se sentait responsable devant l’histoire : « Ni Kafka, ni Dostoievski, ni Fernando Pessoa » n’avaient jamais été saisis par une caméra. Il lui revenait de saisir Clarice Lispector. Il avait trente minutes.

Clarice Lispector, une biographie
Clarice Lispector, une biographie de Benjamin Moser - Éditions des femmes - 399 pages
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Camille Chaplain.