Des corps, des yeux, des êtres, leur nudité, leur matérialité physique, leur attitude dans l'intimité ou face aux autres (je pense à cet ado et son père sur le quai de gare). Corps, cette chose familière et aussi étrange. Le corps est la dernière chose qui nous reste. Le corps est la première et la dernière chose, de la naissance à la mort on a le même. Il faut faire avec. Une perfection le corps quand il marche bien.

Chez F. Jacob, l'écriture est, surtout dans ce roman, pleine de sensations. Ici, les sens sont la priorité. Des gens avec de mauvaises dents, des jambes maigres, des pupilles brûlantes.
Une écriture d'une profonde sensualité chez l'auteur même quand la brume est un fantôme qui laisse derrière lui des traces humides de bruit blanc. Elle parle des corps, des choses comme un peintre avec ses couleurs. Le camaïeu de rouge dans la boucherie.

Mais pour Monika, le vrai corps se doit d'être blanc. sans artifices. Les femmes sont belles quand elles sont dans leur vérité, sans mèches, sans gloss. Par leur corps, leur peau, elles se racontent à Monika. Elles lui disent plus qu'à un médecin, qu'à une sœur ou un amant. Elles se racontent. Leurs corps recèlent des histoires, des tas d'histoires tapies dans leurs plis, leurs rides au fond de leur ventre. Il y a les belles, les normales, les banales mais qui comme Claire sont comme une trombe de lumière. Elles irradient et l'on ne voit qu'elles.

L'auteur ne s'attache pas uniquement aux clientes. En un portrait en creux, on découvre un peu plus la personnalité, les fragilités de Monika. Ses souvenirs - Monika lavant sa mère très malade, disparaissant peu à peu physiquement, la maladie la rongeant de l'intérieur.

Les corps, c'est aussi cet objet de désir. C'est cette cliente, Adèle, et le corps de l'allemand dont elle est tombée amoureuse durant l'occupation. Elle avait dix-sept ans. Adèle, ses 40 kg de rien du tout, son amour ancien pour l'Allemand. Ce souvenir irrémédiablement inscrit dans son corps, dans sa tête. C'est Monika petite et les étincelles dans les bras et les jambes quand vient son cousin Jan avec sa démarche toute en balancements. Comme une réminiscence des orages l'été.

Au ciel une cavalcade violette et noire assombrit la prairie en quelques secondes plus par intermittence le paysage devient tout blanc, au sol le vert de l'herbe éclate comme une lumière de lampion. Le vent court comme un fou dans les herbes et une pluie soudaine tombe dru. L'heure d'après tout rentre dans l'ordre, la prairie fait comme si rien ne s'était passé, le ciel redevient bleu, l'herbe verte.

Je pourrai vous donner encore et encore des passages de ce roman pas comme les autres et loin d'être un roman féminin. Une histoire de corps et de sens, au propre comme au figuré. Un de ces romans que l'on vit autant que l'on lit. Une rare expérience d'une lecture physique. Étonnant !

Dédale

Du même auteur : L'averse

Extrait :

D'autres au contraire ne montrent rien. Des femmes fermées, leur froideur maintient à une distance réglementaire qu'elles imposent naturellement. Il y a autour d'elles un sas. Des femmes marmoréennes, leur visage silencieux comme un champ de neige, tout peut advenir. D'autres enfin sont comme des coffres, elles sont pleines d'ombres remuantes. Quand on les regarde il y a des histoires qui viennent, des histoires avec de l'herbe qui bouge et des bêtes dans l'herbe qui bouge. Celles-là ont une légère faim au ventre, elles sentent mieux le vent, mieux la nuit, grâce au léger manque qu'elles portent. Leurs histoires sont inachevées on peut les finir nous-mêmes.

Ou encore

Soudain dans une crique, elle avait plongé dans l'eau son corps d'oisillon, sa petite tête, ses yeux plissés. En sortant ses quarante kilos de rien du tout hors de l'eau, elle avait frissonné et senti à nouveau le monde comme elle l'avait senti ce matin d'octobre. Depuis qu'elle avait été tondu sur la place publique, ça ne lui était plus arrivé. Quand elle avait sorti la tête hors de l'eau, elle avait senti le même souffle lui courir sur la crâne de la nuque au front. La sensation d'assister au premier matin du monde. Une impression qu'on a la chance de connaître deux ou trois fois dans une vie tout au plus.

Corps
Corps de Fabienne Jacob - Éditions Buchet-Chastel - 156 pages