A-t-il rêvé ou a-t-il entendu son prénom prononcé dans la salle des pas perdus de cette gare immense ou espère-t-il encore – mais peut-on encore espérer dans son cas – que la femme aimée, tellement cherchée, va surgir comme par enchantement et susurrer son prénom à son oreille comme elle le faisait il y a quelques semaines à des milliers de kilomètres de New York ?
Ignacio s’assied. Avec le ronronnement du train qui s’ébranle, s’ébranle aussi la machine à générer des souvenirs : ceux-ci affluent par vagues et le récit s’ouvre en un immense flash-back qui le ramène vers les douze derniers mois passés en Espagne à Madrid – décisifs dans sa vie d’adulte.

De sa lointaine enfance de fils d’un maçon travailleur et d’une concierge, on saura peu, si ce n’est qu’il est devenu architecte à la force du poignet, en étudiant le soir avec une très grande ténacité. On comprendra aussi rapidement que son mariage avec Adéla, une jeune fille de bonne famille, un peu fanée, dévote et très attachée à ses parents, qui lui donnera deux enfants, sera le signe de l’ascension et de la consécration sociale pour ce fils de maçon. D’Adéla, il conserve dans sa poche intérieure une lettre pleine d'aigreur.
Mais la jeune femme dont il conserve la photo au plus près de son cœur est synonyme d’une rencontre qui a bouleversé sa vie. Intrépide, parcourant l’Europe grâce aux économies de sa mère immigrée à New York, Judith Biely est tombée amoureuse de l’Espagne. Et sa rencontre avec cet homme marié, qu’elle a découvert par hasard à la Résidence universitaire de Madrid, le soir du 07 Octobre 1935 lors d’une conférence, sera pour tous les deux la source de multiples plaisirs et de souffrances qui vont les transporter au delà d’eux-mêmes.

Tout est dit de l’histoire, et en même temps rien n’est dit, tant l’ampleur du récit court d’un bout à l’autre de ce grand roman.

Très documenté, le récit se situe à un moment décisif de l’histoire espagnole du XXème siècle. La République a été proclamée depuis peu, mais déjà des dissensions internes se font jour entre les différents partis au gouvernement. Le soulèvement des Asturies a eu lieu peu de temps auparavant et a été réprimé dans le sang. Parallèlement les phalangistes s’organisent pour prendre le pouvoir. Le livre se situe au début des affrontements sanglants : entre octobre 1935 et l’été 1936. Madrid n’est pas encore tombée, et les deux camps sont totalement désorganisés. Seul point commun : tous commettent des exactions qui n’ont aucun sens ni aucune légitimité. Les attentats se succèdent des deux côtés, sans que personne ne maîtrise le cours de l’histoire.

Pendant ce temps Ignacio est partagé entre son travail – il est l’architecte de la future Cité universitaire à bâtir dans un quartier à l’écart de Madrid –, sa vie de famille – sa femme Adéla et les deux enfants ont quitté Madrid trop chaud en été pour la Sierra – et sa passion amoureuse, qui le dévore nuit et jour, pour la jeune étudiante américaine.

L’auteur n’est jamais très loin pour nous accompagner aux côtés de son personnage principal, comme s’il n’était qu’un spectateur très observateur : Je remarque le geste machinal de sa main droite qui reposait ouverte sur une de ses cuisses et se contracte pour chercher son billet : cette main qui si souvent fouille, cherche, reconnaît ; harcelée par la crainte de perdre quelque chose.

Les scènes se succèdent tout au long des trente six chapitres : récit de la conférence sur la tradition de l’architecture populaire espagnole, où Ignacio Abel a la première vision de cette Judith Biely qui va le marquer profondément, récit de la commande qu’il va recevoir d’un riche américain, Philippe Van Doren, lui-même en adoration devant Judith avec qui il est arrivé en Europe, récit des minutes grignotées sur un emploi du temps familial, portrait un peu féroce d’Adéla en jeune femme de bonne famille… Antonio Munoz Molina se livre à une « archéologie du passager d’un train qui a quitté la gare de Pennsylvanie à quatre heures de l’après-midi un certain jour d’octobre 1936 ».

Les thèmes ? Le temps, bien sûr, le temps qui passe, le temps qui se dilate – avec la métaphore du train qui nous embarque et nous entraîne de façon virtuose avec des allers et retours incessants entre le passé et le présent. L’identité : qui est-on lorsqu’on est contraint à l’exil, un exil social qui a laissé à Ignacio un goût amer d’étranger à sa propre histoire, ou un exil géographique par la langue – qui peut s’avérer découverte de l’érotisme par l’apprentissage des mots dits par l’autre dans sa langue intime. Le chaos : Ignacio voit tous non seulement ses repères, bâtis au long de ces quarante ans d’existence, s’effondrer comme un château de cartes devant la puissance du désir amoureux, mais il est pris aussi, bien malgré lui, dans la tourmente d’un monde qui bascule dans un désordre social, politique, historique et philosophique majeur de son histoire. La structure : si Antonio Munoz Molina fait de son personnage principal un architecte, c’est sans doute que lui-même en tant qu’auteur est profondément marqué par l’architecture du roman. La continuité d’un récit à la respiration puissante dans lequel se développe un subtil jeu temporel entre présent et passé (les douze mois qui viennent de s’écouler).

Il faudrait aussi parler des nombreux seconds rôles : portrait du Professeur Rosman, un juif allemand, modèle intellectuel d’Ignacio à Weimar – que l'auteur imagine ayant pris part au célèbre mouvement d’architecture des années 20 en Allemagne, le Bauhaus. Bien sûr, tous ne sont pas dans le camp des républicains progressistes. L’auteur imagine le personnage de Victor, le frère un peu fragile d’Adela, en soldat revanchard s’inscrivant dans le mouvement phalangiste. Rien à voir cependant avec Negrim, tonitruant personnage, qui permet à Ignacio d’accéder au poste convoité de maître d’œuvre de la Cité Universitaire.
Et enfin, cet étonnant Van Doren, lucide jusqu’à l’excès, pseudo-démiurge, qui jouit de la passion dévorante des deux êtres qu’il a mis en présence et agit comme un marionnettiste, alors qu’il n’est lui-même que le voyeur de la scène qu’il croit avoir initiée.

Il faudrait enfin parler du style. De ces phrases syncopées, longues comme un travelling qui permet à la fois de zoomer sur le personnage et de reculer jusqu’à embrasser tout le paysage et l’histoire qui l’environne. Pour en parler, autant citer un passage donné en extrait. Je choisirai donc ce final, en forme de chorus.

A lire donc, pour vous faire partager un vrai coup de cœur littéraire.

Alice-Ange

Du même auteur : En l'absence de Blanca, L'hiver à Lisbonne.

Extrait :

Entre le sommeil et la conscience les images se dissolvent sans arriver à prendre complètement forme, et la frontière entre le souvenir et l’imagination est aussi fluide que celle qui unit et sépare les corps abrités dans une étreinte faite autant de fatigue que de désir. La voix de Judith qui lui a dit si clairement son prénom à l’oreille pourrait aussi bien avoir résonné dans un demi-sommeil que dans un rêve, au moment précis où Ignacio Abel s’est endormi, comme flottant dans l’immobilité placide du temps. C’est Judith qui reste éveillée, veillant sur lui qui est devenu plus attentif et plus fragile, qui a été sur le point de mourir assassiné sans qu’elle l’ait su ; je la vois de profil, plus nette à mesure que l’aube arrive, adossée contre la tête du lit, inquiète à présent, terrorisée, anxieuse, impatiente, résolue, aussi éveillée que si elle ne devait plus jamais avoir besoin de dormir, écoutant les trains de marchandises, la respiration masculine à côté d’elle, le vent dans les arbres, l’appel d’un oiseau, découvrant de son attention insomniaque les premiers signes encore incertains de l’aube, la première lumière grise du premier jour de son voyage, d’un demain proche qu’elle n’entrevoit pas et que je suis incapable moi aussi d’imaginer, son avenir ignoré et perdu dans la grande nuit des temps.

Dans la grande nuit des temps
Dans la grande nuit des temps de Antonio Munoz Molina - Éditions Seuil - 760 pages
Traduit de l'espagnol par Philippe Bataillon